Comment écrire un cours de sociologie de licence ? Perspectives et occasions

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Christophe Brochier

Sociologue
Université Paris 8/Laboratoire CREDA-IHEAL

chrisbrochier[at]yahoo.com

 

Reçu : 20 octobre 2019 / Accepté : 28 juillet 2020

 

 Comment écrire un cours de sociologie de licence? Perspectives et occasions

 

          C’est en enseignant que les jeunes chargés de cours, ATER, moniteurs ou maîtres de conférences apprennent à enseigner. Ils se servent en général de leurs souvenirs d’étudiants et procèdent par essais et erreurs jusqu’à développer au fil des années une vision personnelle de l’enseignement.   Ce faisant, ils transmettent plus ou moins volontairement aux étudiants une vision de ce qu’est leur discipline, de son utilité et de ses logiques. Ils construisent aussi pour eux et pour les autres une certaine conception de ce que signifie enseigner, et des buts et moyens de l’enseignement. Jacques Siracusa (2008) a montré que ce processus se faisait souvent dans la solitude et parfois le désarroi. Puisqu’il est difficile de réfléchir en profondeur à ce que l’on fait au moment où l'on apprend à le faire tout en le faisant, je souhaiterais dans ce court texte proposer quelques pistes de réflexions et quelques suggestions aux jeunes enseignants à partir d’une expérience d’enseignement de plus de vingt ans en licence Administration économique et sociale (AES). Mon but n’est pas de proposer une méthode, mais de signaler les occasions de réflexion que constitue l’étape de la mise au point d’un enseignement. Mes remarques s’adressent essentiellement à ceux qui feront leurs premières armes auprès de groupes de licence, les problématiques de l’enseignement à des étudiants avancés me semblant un peu différentes. Sociologue de formation, je parlerai essentiellement de sociologie, mais mes analyses peuvent tout aussi bien servir à d’autres disciplines des sciences humaines.

Un moyen courant de procéder

        Beaucoup d’enseignants rédigent leurs cours en licence de la manière suivante en licence : ils consultent quelques manuels liés au thème à enseigner (« introduction à la sociologie », « sociologie de l’école », « sociologie des sciences », etc.) et repèrent ce qui leur semble important et adapté au niveau théorique des étudiants. Ils peuvent être inquiétés par la multitude des points à aborder et donc par les difficultés à faire un choix, en particulier lorsqu’ils n’ont que quelques semaines pour rédiger 20 ou 30 heures d’enseignement. J’avais pour ma part en 1999 demandé conseil à l’un de mes anciens enseignants en qui j’avais une grande confiance, tant je me sentais dépassé par la tâche d’introduire la sociologie en première année. Pour une introduction à la sociologie, un moyen commode de procéder est de consulter un manuel de terminale et de réviser les chapitres principaux en approfondissant certains aspects « sociologiques ». Cette option présente l’avantage de permettre aux étudiants un passage en douceur du secondaire vers le supérieur. Ils retrouvent des thématiques et des formulations qu'ils connaissent. Mais cela limite la réflexion de l’enseignant au sujet de ce qu’il conçoit comme un « bon » cours de sociologie. Se fonder sur les programmes du secondaire est en fait le degré zéro de réflexion sur la sociologie à l’université. Les raisons en sont assez évidentes quand on regarde comment les ex-lycéens ont appris la sociologie. D'abord parce que l'enseignement qu'il reçoive est centré sur l'étude de la société. Il ne prend pas la sociologie elle-même comme objet. Est-ce nécessaire, me dira-t-on ? Je répondrais par l'affirmative, car le raisonnement sociologique implique certains « sauts logiques » ou certaines habitudes de pensée qu’il n'est pas aisé d’acquérir. Ainsi l’habitude de raisonner sur des collectifs et pas sur des individus (« moi dans ma famille, ça se passe pas du tout comme vous le dites », vous fera remarquer tôt ou tard l’un de vos étudiants), la prise en compte d’un certain poids du social, notamment les effets sur le parcours social du milieu de naissance (« vous voulez dire que parce qu’on n’est pas fille de cadre, ça y est c’est fini pour nous ? », etc.), la nécessité de décrire les phénomènes au lieu de juger tout de suite moralement (« mais c’est dégueulasse le capitalisme… »), et bien d’autres choses encore (Brochier, 2015). Si l’on consacre notre cours uniquement à décrire la société à partir des concepts de la discipline, on risque donc de laisser la compréhension des raisonnements sous-jacents aux plus habiles ou aux plus « scolaires » de nos étudiants. Je pense donc qu’une réflexion sur la part de description de la société et sur la part de la description de la sociologie est indispensable, bien que je n’aie pas de solution toute prête à proposer.

Une deuxième raison de ne pas suivre les manuels est le risque de banaliser le processus de recherche et de questionnement. Sortis du lycée, la plupart des étudiants partent du principe que les questions comme les réponses vont plus ou moins de soi. Ils ne voient pas que l’on pourrait interroger le fonctionnement de la société d’une autre manière qu’on le fait et que les réponses ne sont pas du tout automatiques. Quand on leur présente un exercice, ils sont convaincus qu’il y a (comme en géométrie) une « bonne réponse » que les bons élèves trouveront rapidement. Ils sont particulièrement mécontents quand l’enseignant leur dit qu’il n’a pas la réponse et qu’il ne sait pas comment la trouver (car, pire, la « bonne réponse » n’existe sans doute pas). Je suis pour ma part convaincu que traiter la description de la société sur un mode « automatique » et ritualisé est une très mauvaise manière de procéder.

Si l’on pousse un degré plus loin la réflexion, on verra que suivre le manuel incite à souvent à banaliser les catégories sociologiques, voire à les réifier. Ainsi, les catégories socioprofessionnelles (CSP) en France paraissent pratiquement des catégories naturelles si l’on ne s’interroge pas sur leur construction (dans le temps) et les modalités de leur utilisation. Que fait-on quand on utilise les CSP et que ne fait-on pas ? A l’inverse la catégorie race est censée « ne pas exister », car l’enseignement secondaire a insisté sur l’antiracisme depuis un quart de siècle. Or, les « races », comme les « ethnies », les « strates », les « classes », les « CSP » ou les « professions » sont des outils de classement ; ils existent si on les fait exister, et tous décrivent très imparfaitement la réalité. Il faut donc revenir sur la formation de ces outils et sur leurs difficultés d'application[1].

Il n’existe pas en fait de manière « naturelle » ou « évidente » de décrire un objet aussi complexe qu’une population ou une société. Si l’on me demande de présenter le Brésil a un groupe d’étudiants, dois-je suivre un rituel (les « classes », les « groupes professionnels », les « inégalités », etc.) ou dois-je réfléchir à ce que signifie décrire un pays ? La lecture de travaux personnels ou originaux peuvent nous donner des idées et aider à cette réflexion. Mike Davis (1998) quand il décrit Los Angeles commence ainsi par raconter comment la ville a été décrite dans la littérature et notamment la littérature policière. Est-ce une idée sotte ? Aurait-il dû commencer par une analyse démographique avec un recul historique ?

Un quatrième argument évident tient dans le doute légitime que l’on peut entretenir au sujet des manuels qui enseignent la sociologie à partir des idées des « grands auteurs ». C’est de mon point de vue la pire manière de procéder à moins de s’occuper d’un enseignement d’histoire de la sociologie (et même alors, c’est loin d’être certain). Exposer aux étudiants une liste de théories associées à des grands noms ou des grands courants revient à faire de la sociologie une discipline que l’on apprend par cœur dans la logique estudiantine. J'ai connu un sociologue qui procédait de la sorte : ses étudiants faisaient des fiches associant des concepts à des auteurs, les apprenaient et les répétaient lors de l'examen. A quoi cela sert-il ? Si l'on conçoit notre discipline comme une série de noms et d'idées, comment peut-on s'en servir pour analyser la réalité ? Si l'on décide d'enseigner la sociologie à partir de son histoire, il faudra procéder tout autrement : restituer un contexte intellectuel et social, faire intervenir des individualités, reconstituer les questions qui étaient alors d'actualité et la constitution progressive des moyens d'y répondre. Il s'agit d'un chantier vaste et complexe...

Partir des besoins de l’étudiant

             Si l’on n'adopte pas la méthode la plus commode consistant à suivre un manuel, et que l’on veut mettre en pratique une vision personnelle de l’enseignement de la discipline, que peut-on faire ? Je me bornerai ici à quelques suggestions élaborées à partir de mes réussites et de mes échecs en tant qu'enseignant de licence.

Une approche efficace consiste, de mon point de vue, à partir de la « réalité de l’étudiant », c'est-à-dire non seulement de ce qu’il sait et de ce qu’il est capable de faire, mais également de ce dont il a besoin. C’est sur ce dernier point que j’insisterai puisqu’il est évident que beaucoup d’enseignants se fondent sur le principe implicite que c’est l’étudiant qui doit s’adapter à l’enseignement de la discipline, lui-même plus ou moins standardisé à partir des manuels, et pas l’inverse. « Je vous parle des grands auteurs, des grands concepts et des mécanismes sociaux (« mobilité », « socialisation ») et j’ai donc accompli mon travail ». Est-ce si sûr ? Ma remarque se fonde sur le fait que beaucoup d’étudiants (la très grande majorité en fait) ne deviendront pas des sociologues professionnels et encore moins des chercheurs. Pour ma part, j’enseigne depuis 1999 à des jeunes gens qui se destinent à travailler à des postes de gestionnaires dans les entreprises ou les administrations. De quoi ont-ils besoin ? Des idées de Durkheim et de Weber enseignées pour elles-mêmes ? J’en doute… Si l’on accepte ce principe, la question est donc : que doivent retenir de mon cours de futurs gestionnaires pour mieux exercer leur métier ou pour tout simplement devenir des citoyens capables de penser par eux-mêmes ? Il n’y a pas de solution automatique, mais il est certain que l’on ne trouvera pas la réponse si l’on ne se pose pas la question. Il en va de même pour les futurs professeurs de sport, les futurs infirmiers, les futurs travailleurs sociaux[2]. Un moyen de répondre à la question est de faire la liste des savoirs et des savoirs faire liés à la sociologie qui pourront leur être utiles. Dans le cas des gestionnaires, par exemple, des éléments de culture sociologique leur seront profitables pour évoluer dans le monde des cadres, de même que des capacités d’analyse de l’environnement socio-économique et certains éléments de connaissance du fonctionnement des organisations et des relations au travail (y compris des éléments de psychologie sociale).

L’une des raisons évidentes qui fait que les enseignants ne rédigent habituellement par leurs cours de cette manière est qu’il est plus facile de partir des manuels que des besoins des étudiants. J’ai le souvenir d’un collègue qui, alors que nous discutions de la possibilité d’un cours d’introduction à la politique en deuxième année a suggéré : « oui, je partirai de Bodin, puis Hobbes, Montesquieu, … ». Est-ce vraiment ce dont les étudiants d’AES ont besoin ? N’a-t-on pas là un cas typique de cours « tiré par les exposés théoriques déjà tout prêts » ? Ne vaudrait-il pas mieux leur expliquer l’élection de Donald Trump et de Emmanuel Macron ? Une autre raison qui limite le nombre de pratiquants de l'approche que je recommande est que les étudiants eux-mêmes ne vous remercieront pas forcément du supplément de travail auquel vous vous astreignez. La plupart d’entre eux attendent simplement un cours clair, « scolaire », avec des sous parties bien distinctes et pouvant être rapidement appris. Mais il ne s’agit pas forcément d’une bonne raison de renoncer.

Une autre manière (pas du tout opposée à la précédente) de partir des besoins des étudiants est de faire la liste des idées fausses ou incompatibles avec la méthode sociologique qui sont les leurs. Leur principal moyen d’information sur la société étant les grands médias, il n’est pas inutile de leur montrer que cette manière de saisir la réalité sociale est pleine d’inconvénients. On peut par exemple travailler sur des articles de journaux insatisfaisants du point de vue des sciences sociales et leur montrer que l’on peut aborder les choses autrement (par exemple en termes d’échantillonnage, d’administration de la preuve, de construction des conclusions, etc.). On peut également leur demander d’analyser un cas ou de solutionner un mystère à partir de documents en sachant à l’avance dans quels pièges ils vont tomber. Cette approche à un avantage pédagogique évident : les étudiants retiennent d’autant mieux ce qui les frappe et les surprend.

Une variante de cette méthode consiste à montrer que la sociologie est capable d’éclairer ce que nous vivons. Charles Wright Mills (2006 [1959]) affirme dans L’imagination sociologique que les problèmes qui semblent personnels aux gens sont en fait des problèmes collectifs regardés dans une perspective étroite. Jean-Pierre Briand (1998) a par exemple expliqué comment on peut utiliser des biographies familiales recueillies par les étudiants eux-mêmes et replacées ensuite en cours dans leurs dimensions historiques et sociologiques. Mais il est également possible de partir de « problèmes d’actualité » à partir de déclarations dans des articles de journaux ou d’extraits d’entretiens recueillis pour le cours. Le support n’est pas la question centrale, ce qui compte c’est la position intellectuelle dans laquelle on place les étudiants.

La perspective de la recherche

        De nombreux enseignants expérimentés considèrent qu’il est préférable de « construire avant de déconstruire » (c’est ce que l’on m’a dit quand j’ai commencé), ce qui signifie qu’il vaut mieux avancer lentement et progressivement dans le processus de destruction partiel des fausses croyances et des fausses perspectives chez les étudiants. Cet adage est plein de bon sens si l’on ne le conçoit pas sous la forme : 1) j’enseigne des choses fausses, et 2) je montre progressivement que c’est plus compliqué. Une manière de le mettre en pratique est selon moi, en effet et à l’inverse : 1) de montrer que c’est assez compliqué et, 2) d’avancer doucement. Cette manière de procéder est fondée sur ce que j’appellerai « la perspective de la recherche ».

Je soutiens en effet que la bonne manière d’enseigner les sciences sociales, même en première année est de procéder à partir de logiques de chercheurs. Je ne veux pas dire que les étudiants doivent se prendre pour des professionnels du CNRS, mais qu’ils doivent réfléchir à chaque étape du processus. Si j’essaie par exemple de décrire la structure sociale, rien ne m’empêche de réfléchir avec mes élèves, même pendant une demi-heure, à ce que peut signifier le terme de structure sociale et donc à ce que je cherche. Ce faisant je peux montrer que la façon de décrire cette structure proposée par Marx correspondait à certains objectifs et à certains sous-entendus qui ne sont pas tout à fait les mêmes que ceux de l’INSEE quand il a mis au point les CSP. J’en profiterais pour montrer qu’une classe n’est pas une addition de CSP comme certains le croient parfois (voire sur ce point : Chapoulie, 1985). Et je réfléchirai à ce que je fais de satisfaisant et de moins satisfaisant quand j’applique les deux notions. Les étudiants retiendront peut-être qu’il n’y a pas de solution automatique à une question de cet ordre, ce qui est déjà un progrès. Ensuite, on leur montrerait que les données sont construites, qu’elles n’ont pas inévitablement la forme qu’elles ont et qu’un processus de construction différent aboutit à d’autres données. Une telle idée est je crois utile à un jeune individu tirant ses informations de la télévision. On pourrait ainsi discuter des chiffres du chômage, des suicides, des revenus, etc. L'épidémie de coronavirus est une bonne occasion d'aller plus loin. Les articles de journaux mobilisent de nombreux chiffres de façon automatique et rituelle sans toujours réaliser leurs limites. Ainsi les taux de létalité n'ont pas de sens si l'on ne connaît pas le nombre des personnes contaminés, qui ne se confond pas avec celui des personnes pour lesquelles la maladie a été détectée. Travailler sur les données fournies par les médias est une occasion de se demander quels sont les chiffres qu'il nous faut. Ainsi fournir les quantités de décès par tranche d'âge est bien moins utile que de calculer la contribution de tranches d'âges égales à la mortalité totale[3]. Pour déterminer les données pertinentes il faut se mettre d'accord sur les questions que nous devons poser.

La perspective du chercheur consiste finalement à prendre l’habitude de se poser des questions et à montrer, au passage, aux étudiants que c’est là une chose particulièrement difficile en sciences sociales. L’une des conséquences de cette manière de procéder est d’indiquer aux étudiants que les affirmations ne sont pas vraies « parce qu’elles sont dans le manuel ». Les chercheurs sont en permanent désaccords entre eux, et il n’est pas question de réciter des conclusions comme s’il s’agissait de principes dogmatiques. Comprendre la société ne revient donc pas à résoudre un problème de géométrie. Il faut d’abord poser correctement la question, se débarrasser d’une partie de nos idées préconçues et de nos fausses croyances et accepter qu’il y aura des résultats divergents à la suite des processus d’enquête. Il est je crois très sain d’indiquer aux étudiants qu’ils entendront un discours différent quand ils passeront d’un auteur (et d’un enseignant) à un autre. Il n’est d’ailleurs pas inutile de montrer des erreurs des sociologues et des exemples de recherche qui ont abouti à des impasses. Le point clef de la « perspective de la recherche » est d’éviter de générer le conformisme chez l’étudiant. Si ce dernier n’a retenu de la sociologie qu’un certain nombre d’idées et de termes sur la société et qu’il est prêt à accepter tout ce qui vient d’une autorité intellectuelle ou médiatique, alors notre mission a certainement échoué.

Construire son enseignement

        De ces principes généraux nous pouvons déduire quelques idées pour construire un cours de sociologie. Il est ainsi possible de discuter avec les étudiants la signification de l’intitulé du cours lui-même. Si j’enseigne la sociologie urbaine, je peux montrer par exemple que le terme de ville est difficile à cerner, de même que le concept de sociologie. Je peux montrer que des gens différents à des époques différentes ont envisagé les choses de diverses manières. A partir de ce panorama, je proposerai mon programme en le justifiant (c'est-à-dire en montrant qu’il est le fruit de certains choix et qu’il ne s’impose pas de lui-même). Je peux ensuite choisir entre une construction du cours selon un schéma historique (comment la sociologie urbaine est apparue et comment elle a évolué) pour des étudiants se destinant aux métiers de la sociologie, ou à partir d’un schéma plus utilitaire pour d’autres étudiants. De futurs travailleurs sociaux ont ainsi sans doute besoin de pouvoir réfléchir aux phénomènes sociologiques qui vont produire les « cas sociaux » qu’ils vont avoir à traiter. Il peut être utile de les faire réfléchir sur les sources statistiques de ces « cas » et de leur faire envisager les « problèmes urbains » à la manière d’un chercheur qui ne prend pas les choses telles qu’elles se présentent le plus spontanément.

Une fois l’angle du cours déterminé, on peut envisager une progression lente avec un contenu mariant les analyses sur la société et les analyses sur la sociologie. Par exemple la « délinquance juvénile » peut être étudiée par des statistiques (avec éventuellement une perspective historique) mais aussi en montrant comment s’opèrent les processus de construction sociale et en insistant sur l’importance de cette notion et sur la diversité de ses applications en sociologie.

Si l’on regarde la construction des leçons elles-mêmes, rien n’interdit au jeune enseignant de rompre avec la séparation entre cours magistral et TD. L’expérience montre rapidement que les étudiants ne retiennent souvent le contenu d’un cours magistral que le temps de parvenir aux examens (et encore pas toujours) alors que les savoir-faire se gravent plus profondément. Il est ainsi envisageable d’adapter les formules d'enseignement, par exemple en faisant essentiellement des exercices et en ne mobilisant les connaissances théoriques que lorsqu’elles sont nécessaires. Pour en revenir à l’exemple exposé un peu plus haut, plutôt que d’évoquer la politique à partir de Platon et d’Aristote, on peut faire lire aux étudiants les commentaires journalistiques ayant suivi l’élection de Trump et de Macron et réfléchir à la fois aux éléments factuels, aux schémas d’analyse et aux différentes manières d’expliquer une élection.

Considérations finales

        Mon propos n’est pas dans ce court texte de faire la leçon à mes collègues ou mes futurs collègues. Il est d'ailleurs évident que je suis loin moi-même d’avoir appliqué toutes les idées que j’ai suggérées et que les manières de construire un cours utile sont bien plus nombreuses que celles que j'évoque. J'ai voulu insister sur l'idée qu'il est dommage pour un jeune enseignant de se rallier par commodité ou faute de temps à une pratique « scolaire » de l'enseignement des sciences sociales. Je rassemble sous cette étiquette l'habitude de suivre de trop près les manuels, de se conformer aux autorités intellectuelles, de limiter les remises en questions ou d'ignorer les futurs besoins professionnels et citoyens des étudiants. J’ai voulu dire également que la construction d’un cours de sociologie peut être une occasion de réfléchir à ce que nous faisons quand nous faisons de la sociologie. Plus important peut-être, c’est au moment de l’élaboration de notre programme que nous pouvons envisager notre utilité par rapport au jeune public qui, même s’il ne pratiquera jamais vraiment la discipline, peut tirer profit de ce qu’elle peut révéler et ne manquera pas de diffuser dans son entourage l’image qu’il a retenu de notre travail d’enseignants et d’analystes.

Notes de fin

[1] Sur ces notions, je renvoie le lecteur à Desrosières et Thevenot (1988) et à Amossé (2013) pour les CSP et à Stoczkowski (2006, 2007) pour le concept de race.

[2]  On verra à ce propos le texte intéressant de Marianne Woolven (2019) sur la diversité des publics et des attentes.

[3] Si l'on travaille à partir de tranches d'âges qui ne divisent pas la population en segments aux effectifs égaux, les différences de quantités de décès peuvent s'expliquer en première instances par les différences d'effectifs. Si l'on ne prend pas en compte cet aspect, on peut donner l'impression par exemple que les 30-60 ans sont plus exposés à la maladie que les enfants ou les personnes âgées.

 

Bibliographie

Amossé Thomas (2013). « La nomenclature socio-professionnelle : une histoire revisitée », Annales. Histoire, Sciences Sociales, vol. 68, n° 4, 2013, pp. 1039-1075.

Briand Jean-Pierre (1998). « L’apprentissage de la sociologie fondé sur le travail de terrain : une expérience à Vincennes-Paris 8 (1972-1985) », Colloque l’école de Chicago hier et aujourd’hui, UVSQ, 3-4 avril.

Brochier Christophe (2015). Comprendre et pratiquer la sociologie, Paris, Armand Colin.

Davis Mike (1998). City of Quartz. Los Angeles capitale du futur, Paris, La Découverte.

Desrosières Alain, Thévenot Laurent (1988). Les catégories socio-professionnelles, Paris, La Découverte.

Chapoulie, Jean-Michel (1985). « Remarques sur les relations entre analyses en termes de classe et études empiriques de catégories sociales par enquêtes statistiques », in Bernard Aupetit, Classes et catégories sociales : aspects de la recherche, Roubaix, Edires.

Mills Charles Wright (2006) [1959]. L'imagination sociologique, Paris, La découverte.

Siracusa Jacques (2008). Vacances sociologiques, Saint-Denis, Presses Universitaires de Vincennes.

Stoczkowski Wiktor (2007). « Racisme, antiracisme et cosmologie lévi-straussienne. Un essai d’anthropologie réflexive », L’Homme, n° 182, pp. 7-52.

Stoczkowski Wiktor (2006). « L'antiracisme doit-il rompre avec la science ? », La Recherche, n° 401, pp. 45-48.

Woolven, Marianne (2019). « Enseigner la sociologie dans des formations professionnelles universitaires », Socio-logos, n°14.

 

Pour citer cet article

Christophe Brochier, 2020, «Comment écrire un cours de sociologie de licence ? Perspectives et occasions», RITA [en ligne], n°13: novembre 2020, mis en ligne le 10 novembre 2020. Disponible en ligne: http://revue-rita.com/fabrique-13/titre-christophe-brochier.html