Les Adolescents travailleurs de Lima entre école et stratégie de survie

Le travail des enfants et des adolescents a une longue histoire dans la réalité sociale du Pérou. L’incorporation des enfants dans l’entreprise familiale via l’activité agricole, l’artisanat ou le travail domestique est une caractéristique de toutes les sociétés rurales comme le Pérou qui reste, malgré les évolutions démographiques des dernières décennies, un pays profondément andin et rural...

Mots clefs: Adolescents; Travail; Scolarité; Famille; Pérou.

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Robin Cavagnoud

Directrice:  Maria Eugenia Cosio Zavala

Docteur en Sociologie

Institut des Hautes Etudes de l'Amérique latine (IHEAL)

Centre de Recherche et de Documentation sur l'Amérique latine (CREDAL)

Université Sorbonne Nouvelle Pari3

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Les Adolescents travailleurs de Lima entre école et stratégie de survie

(Résumé de thèse doctorale: soutenue en décembre 2008)

 

          Dans les villes, le travail des plus jeunes a aussi des racines profondes et ne dépend pas seulement des besoins économiques de la famille. Pour de nombreux parents, la collaboration des enfants aux stratégies familiales fait partie de leur condition d’adolescents, en plus de leur apprendre les habitudes de discipline et de responsabilité. Aucune structure familiale type n’est liée au travail des adolescents à Lima mais les adolescents concernés par ce phénomène sont plus présents dans certains groupes culturels comme les migrants d’origine andine (indienne ou métisse) et d’autres secteurs sociaux, comme les familles vivant dans la précarité et une instabilité économique chronique. La pauvreté qui touche une proportion importante de la population péruvienne depuis plusieurs décennies a sensiblement fait croître la présence des adolescents dans les domaines d’activité économique du pays et notamment dans le secteur informel et du sous-emploi. Cette augmentation est surtout le fait des familles déjà disposées à faire participer leurs enfants pour maintenir à flot l’économie familiale mais certains évènements intervenant dans la trajectoire de nombreuses familles contribuent également à l’intensification du travail des adolescents (et dans une moindre mesure des enfants) en particulier dans les zones périphériques de Lima, la capitale du pays. L’absence de politiques en matière de sécurité sociale ou de protection face à la vulnérabilité, l’indigence ou l’abandon expose les enfants et adolescents aux va-et-vient dont souffre leur famille dans un système social sévèrement dominé par les inégalités. Cependant, exercer une activité économique n’est pas forcément vécu par les adolescents comme une situation négative. Travailler peut être une stratégie pour contrer les urgences économiques du ménage et parfois même échapper à un environnement familial rempli de tensions. Travailler peut aussi être synonyme d’indépendance, de développement personnel ou d’apprentissage d’une série d’aptitudes. Dans l’éventail de ces cas de figure, la question éducative demeure constante et en tout premier lieu la conciliation de l’activité économique des adolescents avec leur assistance scolaire comme aspect central dans l’organisation de leur vie quotidienne.

L’insertion d’un adolescent dans une activité économique le place au centre de trois espaces sociaux essentiels de son entourage :

 

-la famille (comme institution transmettant un ensemble de valeurs et de normes),

-l’école (comme vecteur de transmission de savoirs et d’intégration sociale),

-le travail (en tant que stratégie d’action face aux besoins économiques).

 

C’est sur l’interaction de l’adolescent entre ces trois pôles de socialisation, dans un contexte marqué par les contraintes économiques, qu’est basée cette recherche. L’environnement de l’adolescent constitué par la famille, l’école et le travail ouvre un vaste champ de recherche portant, par exemple, sur le statut de l’enfant/adolescent travailleur dans le fonctionnement de sa famille, les processus de son introduction dans une activité économique ou encore la perception qu’il a de l’école. Dans cet ensemble, cette thèse s’intéresse particulièrement aux trajectoires scolaires des adolescents travailleurs habitant à Lima parmi ceux qui concilient activité économique et assistance scolaire, et ceux qui au contraire ne se consacrent qu’à leur travail et ont abandonné l’école.L’examen de ces deux types de situation permet en effet d’identifier et analyser les facteurs de déscolarisation des adolescents travailleurs. Bien qu’une grande majorité des adolescents travailleurs vivant en milieu urbain continuent à se rendre à l’école (74,9% en 2001 selon l’INEI),une partie non négligeable d’entre eux (25,1% environ) se trouvent hors du système scolaire. D’où la question de départ de ce travail : « Quelles sont les causes qui conduisent une frange d’adolescents travailleurs résidant à Lima à avoir abandonné leur scolarité, contrairement à la grande majorité d’entre eux qui restent dans l’enseignement secondaire jusqu’à son terme ? ». Le travail de terrain mis en œuvre par le biais d’observations et d’entretiens a permis de constituer un échantillon de 50 adolescents travailleurs aussi bien scolarisés que déscolarisés et a amené à un exercice de comparaison entre ces deux types de parcours éducatifs.De prime abord, on peut penser que les problèmes économiques familiaux d’un adolescent et son engagement concomitant dans un travail sont à la source de son abandon (progressif ou brutal) de l’école. Pourtant, tous les adolescents travailleurs ne se trouvent pas en dehors du système scolaire et une large majorité d’entre eux arrivent à concilier assistance scolaire et activité économique quotidienne grâce au fonctionnement du rythme scolaire par « services » (turnos mañana, tardeetnoche). La décision délibérée ou non volontaire d’abandonner l’école se fait dans un rapport de force entre les contraintes de leur milieu social et leur marge de liberté individuelle partagée entre les aspirations et les stratégies mises au point par leur famille. Pour quelles raisons les adolescents travailleurs déscolarisés se retrouvent-ils dans cette situation ? Quand et comment intervient ce basculement de l’inclusion à l’exclusion scolaire ? La cause fondamentale de cette désaffiliation scolaire est-elle due à la charge horaire du travail de l’adolescent ? N’est-ce pas aussi la conséquence du type d’activité économique qu’il réalise ? Ou ne faut-il pas prendre en compte la situation globale de chaque adolescent, au-delà de sa condition de travailleur, et son parcours de vie avec sa famille pour comprendre son abandon de l’école ? L’hypothèse explorée dans cette thèse est qu’il n’existe aucun déterminisme à ce qu’un adolescent travailleur abandonne l’école. La pauvreté, la précarité et le travail n’entraînent pas nécessairement sa désertion scolaire car, pour une même condition socio-économique, certains s’en sortent et d’autres non. La déscolarisation des adolescents travailleurs est donc un phénomène complexe qui ne peut s’expliquer que par une analyse de leur trajectoire sociale mettant en valeur l’interaction de multiples facteurs micro et macrosociologiques produisant cette situation.

La déscolarisation conduit à une forme objective d’exclusion et de déviance, et doit être considérée comme un phénomène marginalisant en rapport avec des causes telles que les carences de l’école, la situation familiale de l’adolescent ou les caractéristiques et le poids de son engagement dans une activité économique. Les expériences de désaffiliation éducative que vivent les adolescents travailleurs déscolarisés de Lima sont chacune des situations qui interrogent les processus de scolarisation d’une manière générale et le fonctionnement des familles vivant dans des conditions de survie au sein d’une métropole comme celle-ci. Ces adolescents donnent matière à réflexion sur le fonctionnement quotidien de l’école dans les secteurs populaires et pauvres, et expriment dans leurs comportements les relations existantes entre l’institution scolaire et les couches sociales en présence. La situation et l’offre scolaire diffèrent en effet sensiblement entre les systèmes public et privé, et reflètent les différents niveaux socio-économiques conformant l’espace social de la capitale péruvienne. La déscolarisation d’un adolescent marque un parcours de vie depuis l’intérieur de l’institution scolaire jusqu’à ses marges et au-delà de ses limites pour aboutir à une situation d’exclusion éducative. Les itinéraires scolaires vers l’abandon ne sont pas le fruit d’un hasard mais le résultat d’une histoire individuelle et familiale défavorable pour l’école qui perd sa position dominante et sa mission socialisatrice dans le quotidien des adolescents. Cette thèse s’appuie sur une étude de cas d’adolescents travailleurs rendant compte de la diversité des situations rencontrées à Lima et Callao. L’analyse de leurs trajectoires sociales met l’accent sur la combinaison des interactions entre les espaces sociaux de la famille, de l’école et du travail dans leur contexte et leur organisation propre, et au travers desquels se construisent les processus de déscolarisation.

Ce travail de recherche se divise en deux grandes parties.La première s’intitule « les adolescents travailleurs de Lima » et approfondit tous les aspects qui, sur le plan de la théorie, des données statistiques, de la méthodologie et du travail de terrain, permettent de constituer une recherche sur les adolescents travailleurs à Lima. Le chapitre 1 se consacre d’abord à une révision de la littérature sur le thèmedes enfants et adolescents travailleurs à travers le monde. Cet état de la question montre que les travaux qui abordent la situation scolaire des adolescents travailleurs opposent scolarisation et travail sans considérer les cas de conciliation entre école et activité économique. Ce chapitre touche ensuite à la question du travail adolescent sur le plan théorique et considère ce phénomène comme action sociale dans un sens à la fois stratégique et interactionniste. L’engagement d’un adolescent dans une activité économique n’est en effet nullement irrationnel mais obéit à un projet familial de reproduction des moyens d’existence face à la pauvreté et la précarité. Le chapitre 2 offre ensuite une mise en contexte statistique de cette recherche en présentant :

 

-le poids démographique des jeunes de moins de 20 ans dans l’évolution démographique du Pérou entre 1955 et 2005,

-le système scolaire péruvien et les principaux taux qui lui sont liés (notamment les taux d’inscription et d’assistance) en 2005,

-les proportions de population en état de pauvreté par groupe d’âges au Pérou et à Lima entre 1997 et 2004,

-le travail infantile et adolescent dans ce pays et en particulier à Lima selon les données de la ENAHO réalisée en 2001.

 

Ce chapitre permet notamment d’apprécier la proportion d’adolescents travailleurs en dehors du système scolaire entre les villes et les campagnes et d’observer l’hétérogénéité des formes de travail adolescent dans les zones urbaines du Pérou par rapport à la situation en milieu rural. On trouve en effet des adolescents travailleurs dans une variété d’activités qui vont du commerce de toutes sortes (en particulier sur les marchés) aux services de proximité réalisés sur la voie publique ou dans la sphère privée comme dans le cas des tâches domestiques extrafamiliales. Ce dernier point permet d’enchaîner sur le chapitre 3 qui détaille l’organisation du travail empirique de cette recherche autour de cinq catégories économiques rassemblant chacune une grande variété d’activités :

 

-Catégorie économique 1 : le travail domestique extrafamilial (incluant la garde d’enfants, les ménages, la cuisine, le lavage de linge ou blanchisserie et encore le soin de personnes âgées comme forme de service de proximité),

-Catégorie économique 2 : la vente et les services effectués à un point fixe (commerce de fruits et légumes ou service de plomberie légère sur les marchés de Lima, emballage de revues dans une usine, vente de carreaux dans une boutique),

-Catégorie économique 3 : le commerce ambulant et autres services de rue (vente de friandises dans les rues de Lima, cirage de chaussures, lavage de pare-brises à un carrefour, portage de colis sur les marchés, activités de divertissement dans les transports en commun, vente à un lieu fixe avec un déplacement quotidien de la marchandise),

-Catégorie économique 4 : la récupération, le tri et la vente de déchets recyclables (ramassage dans les rues ou sur les décharges de Lima, tri du matériel à domicile ou dans un entrepôt clandestin du quartier, collecte d’ordures depuis un camion),

-Catégorie économique 5 : le commerce sexuel (hétérosexuel ou homosexuel, dans un hôtel de passe, dans la rue ou dans un bar/restaurant).

 

Ces cinq catégories économiques touchent à la fois aux formes d’activité les plus communes et admises par la société, dans les domaines des services et du commerce, et d’autres plus marginales et moins visibles, comme le ramassage et le tri de déchets recyclables ou le commerce sexuel, poursuivies par la loi et les autorités publiques. Cette mise en œuvre du travail de terrain a permis de constituer un échantillon de 50 adolescents habitants à Lima et Callao et a supposé une collaboration avec plusieurs organisations (ONG, association, institution éducative) en contact avec des adolescents travailleurs engagés dans l’une des activités en question. Le chapitre 4 établit ensuite, sur la base des données empiriques collectées, un profil des familles des adolescents travailleurs résidant à Lima avec une mise en valeur des structures familiales types, du lieu de naissance des parents et des adolescents, du niveau scolaire des parents et de leurs secteurs d’activité. Ce dernier point permet de mettre en évidence l’adéquation entre les formes d’occupation des adultes et des enfants au sein du même ménage. Ce chapitre s’achève sur une explication des mécanismes d’entrée d’un adolescent dans une activité économique. Si le lien avec la pauvreté, la précarité et le sous-emploi des parents semblent peu sujets à débat sur le plan des contraintes, la conception positive de la participation des adolescents au budget familial de la part des parents est tout aussi essentielle sur le plan des valeurs et de l’acceptation du travail adolescent dans les couches populaires de Lima et, en particulier, des familles en provenance des provinces andines du pays.

La seconde partie de cette thèse s’intitule « de la conciliation école/travail à la déscolarisation ». Elle introduit la question scolaire dans ce thème des adolescents travailleurs de Lima et se concentre sur les facteurs de déscolarisation de cette population. Le chapitre 5 naît de l’idée qu’il est difficile de porter le même regard sur une adolescente de 14 ans qui garde deux enfants à proximité de son domicile tous les matins pour se faire un argent de poche et un adolescent de 16 ans qui lave des pare-brises à un carrefour toute la journée pour nourrir ses frères et sœurs, bien que ces deux exemples relèvent tous les deux du travail adolescent. Pour faire face à cette hétérogénéité, ce chapitre propose une typologie du travail adolescent dans la capitale péruvienne en rassemblant les cas qui montrent une certaine similitude selon l’importance de la participation économique de l’adolescent dans les ressources de son ménage. Il permet d’identifier les catégories de travail adolescent qui concentrent les cas d’abandon scolaire, selon une approche synchronique, et débouche sur un constat de complexité quant à la question de la déscolarisation dont l’analyse nécessite l’approfondissement de parcours de vie selon une approche diachronique. Les trois chapitres suivants posent justement ce défi de la complexité et se construisent sur un ensemble d’études de cas d’adolescents travailleurs déscolarisés vivant à Lima. L’utilisation de la fiche Ageven est ici primordiale et fait basculer l’angle d’analyse de la dimension synchronique à diachronique. Dans un premier temps, le chapitre 6 s’attarde à examiner la combinaison de facteurs intrafamiliaux menant à cette situation d’abandon scolaire des adolescents travailleurs. Après avoir comparé les caractéristiques familiales entre adolescents travailleurs scolarisés et déscolarisés, ce chapitre dégage trois manières d’aborder la déscolarisation de cette population : par la démotivation scolaire, la question du genre et la migration d’un adolescent d’une province andine vers Lima avec ou sans sa famille. Ce chapitre permet d’identifier et analyser l’enchevêtrement de facteurs microsociologiques et familiaux produisant ces cas de désertion scolaire mais il se cantonne à un niveau d’analyse encore limité pour expliquer tous les mécanismes d’abandon scolaire des adolescents travailleurs. Le chapitre 7 prend alors de la hauteur par rapport à ces parcours de vie d’adolescents travailleurs. Il propose de tisser des liens entre les dimensions micro et macrosociologiques par l’analyse des facteurs de vulnérabilité des familles d’adolescents travailleurs déscolarisés selon le contexte de précarité et les mécanismes d’exclusion sociale dans la métropole de Lima/Callao et au Pérou. Enfin, le commerce sexuel adolescent dévoile des trajectoires sociales incomparables avec les autres catégories de ce travail (abus sexuel, déstructuration familiale, fugue) et ne rassemble que des adolescents ayant mis un terme à leurs scolarité avant leur entrée dans cette occupation marginale de survie. Par conséquent, le chapitre 8 se concentre exclusivement sur ce phénomène de la prostitution à Lima en mettant en évidence, sur la base de trois études de cas, les mécanismes complexes qui maintiennent les adolescentes et adolescents engagés dans cette activité loin des intérêts et des préoccupations du collège.

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Membres du jury :

Patrick Bruneteaux (CNRS, Université Paris1 Panthéon – Sorbonne)

María Eugenia Cosio Zavala (CREDAL, Université Paris3 – Sorbonne Nouvelle)

Bruno Lautier (IEDS, Université Paris1 Panthéon – Sorbonne)

Polymnia Zagefka (CREDAL, Université Paris3 – Sorbonne Nouvelle)

 

Pour citer cet article :

Cavagnoud Robin, « Les Adolescents travailleurs de Lima entre école et stratégie de survie », RITA, N°2 : août 2009, (en ligne), mis en ligne le 01 août 2009. Disponible en ligne http://www.revue-rita.com/content/view/51/99/