Le monstrueux et le fantastique dans l’étrangeté des Amériques

La présence insistante des représentations de l'Antiquité a eu des répercussions en Amérique, en particulier en Amérique latine, en raison de la colonisation espagnole et portugaise et de ses rapports à l'art et à la pensée maniériste...

 ...Le monde "mêlé" de la globalité, résultat de l'expansion maritime de l’Europe se nourrit des systèmes, des valeurs et imaginaires de l'Ancien comme du Nouveau Monde, donnant lieu des paysages culturels immergés dans l'entre-deux et dont les effets sont visibles dans l'art et la technologie du seizième siècle. La Renaissance a été la grande fomentatrice de l’imaginaire des sirènes et des centaures, par exemple, de créatures fantastiques qui coexistaient harmonieusement avec une histoire naturelle encore provenant des bestiaires médiévaux et des récits d'aventuriers et voyageurs.

Le soi-disant Nouveau Monde a été considéré par le Comte de Buffon (1707 - 1788), père de nombreux préjugés (1), et par ses disciples, comme une dernière et vaste terre post-diluvienne, un genre de réminiscence putride, humide et glaciale. Selon Buffon, dans ses textes de la moitié du dix-huitième siècle, ce continent antagonique des extrêmes, marécageux et hostile - mais aussi désert et très élevé - montrait ses hommes imberbes comme des «animaux mélancoliques». Par opposition aux Européens, en général velus, les Indiens avaient une présumée faible virilité similaire aux eunuques imberbes et aux hommes tonsurés. Et leur environnement, d’où on prétendait que la syphilis se serait répandue en Europe voyait la prolifération d’animaux initialement comparés à ceux de l’Ancien Monde.

Cet article a pour but d’inciter à réfléchir aux configurations hybrides qui ont contribué à la formation de l'imaginaire américain entre le quinzième et le dix-huitième siècle, et, également, à titre d’exemple, il présente une problématique contemporaine développée dans le film Avatar (James Cameron, 2009).

Mots clés: Anthropologie culturelle ; Sémiotique de la culture ; Hybridation ; Bestiaire ; Monstres.

 

Resumo

A visitação da Antiguidade teve repercussões na América, em especial a latina, por conta da colonização espanhola e portuguesa e das contribuições da arte e do pensamento maneirista. O mundo “misturado” da globalidade que foi propiciada pelas Grandes Navegações e pelas expansões marítimas europeias alimentou-se do caldeamento de sistemas de valores e imaginários do Velho com o Novo Mundo, engendrando paisagens culturais imersas no entre-deux, cujos reflexos podem ser percebidos na arte e na tecnologia da época quinhentista. A Renascença foi grande fomentadora do imaginário em torno das sereias e centauros, por exemplo, entes fantásticos que conviviam harmonicamente com uma história natural ainda proveniente de bestiários medievais e de narrativas de aventureiros e viajantes.

O chamado Novo Mundo foi visto pelo francês Conde de Buffon (1707 – 1788), pai de muitos preconceitos, e por seus seguidores, como uma extensa e última terra pós-diluviana, espécie de reminiscência pútrida, úmida e frígida. Para Buffon, em escritos de meados do século XVIII, este continente antagônico, cheio de extremos, pantanoso e hostil – mas também ora desértico e altíssimo –, apresentava como “animais melancólicos” os seus homens imberbes e glabros. Em oposição aos europeus, geralmente ursinos e pilosos, os indígenas tinham uma alegada pouca masculinidade semelhante à dos lisos eunucos e à dos homens tonsurados. E, no ambiente em que viviam – ambiente este de onde diziam ter se engendrado a sífilis que se disseminou pela Europa –, proliferavam animais que eram, inicialmente, comparados aos do Velho Mundo.

A proposta deste artigo é levantar reflexões que se deem em torno das configurações híbridas que contribuíram para a formação do imaginário americano, do período quinhentista até o século XVIII, e, igualmente, a título de exemplo, ele apresenta uma problematização expressa no filme Avatar (James Cameron, 2009).

Palavras chaves: Antropologia cultural ; Semiótica da cultura ; Hibridização ; Bestiários ; Monstros.

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Adriano Messias de Oliveira

Docteur en Communication et Sémiotique de la Pontifícia Universidade Católica de São Paulo, Brésil.

Chercheur visitant à l'Université de Paris 8, France et à l'Universidad de Buenos Aires, Argentine

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Le monstrueux et le fantastique dans l’étrangeté des Amériques

 

Introduction

          Le but de cette partie de l’article est une brève discussion en prenant comme point de départ quelques considérations de Serge Gruzinski sur le monde colonial américain. Cet auteur a contribué de manière particulière à une réflexion sur l’hybridisme culturel, une notion importante dans notre trajectoire en tant que chercheur. De même, nous allons utiliser les idées d’un deuxième auteur, Antonello Gerbi, qui a étudié largement la pensée et les “fantasmes” européens entourant le Nouveau Continent(2). Au fur et à mesure de cette étude, nous aborderons également d’autres points de vue et nous finirons avec une approche tout à fait particulière du film Avatar. La présence insistante des représentations de l'Antiquité a eu des répercussions en Amérique, notamment en Amérique latine, en raison de la colonisation espagnole et portugaise et de ses rapports à l'art et à la pensée maniériste (3). Le monde «mêlé» de la globalité, résultat de l'expansion maritime de l’Europe, se nourrit des systèmes, des valeurs et imaginaires de l'Ancien comme du Nouveau Monde, donnant lieu à des paysages culturels immergés dans l'entre-deux et dont les effets sont visibles dans l'art et la technologie du seizième siècle. Selon Serge Gruzinski (1999), ce genre de fusion fait partie du domaine du «métissage», terme bien plus ample que celui appliqué aux mélanges ethniques – puisqu’il fait valoir que les ambiguïtés originaires du métissage culturel sont plus plurielles que celles du mélange de la diversité biologique, dans un monde où le projet de la modernité des Lumières n’est jamais arrivé à son terme.

Ainsi, le chercheur énumère les verbes liés au mot «mélange»: «Mêler, mélanger, brasser, croiser, télescoper, superposer, juxtaposer, interposer, imbriquer, coller, fondre, etc.» (Gruzinski, 1999 : 36). Le métissage nous intéresse en tant que propitiateur d’une discussion sur les mélanges monstrueux. Cependant, il nous impose tout d'abord une méfiance par rapport aux formes les plus superficielles d’une culture. «C’est la présence de l’aléatoire et de l’incertitude qui confère aux métissages leur caractère insaisissable et paralyse nos efforts de compréhension» (Gruzinski, 1999 : 55).

La Renaissance a été la grande fomentatrice de l’imaginaire des sirènes et des centaures, par exemple, de créatures fantastiques qui coexistaient harmonieusement avec une histoire naturelle provenant des bestiaires médiévaux et des récits d'aventuriers et voyageurs – souvent vestiges d’époques très anciennes et de civilisations disparues qui ont eu une certaine résonance sur l’homme du seizième siècle. À titre d'illustration, nous citons les célèbres collectionneurs de cabinets de merveilles qui présentaient à des yeux crédules et curieux un mélange entre l'art et la nature. À cette époque, deux animaux distincts pouvaient se joindre parfaitement pour former un troisième bâtard. En effet, pour l'homme qui a vécu à la Renaissance, la coexistence du bizarre et de l'hybride en tant que marques de la continuité de la création divine était tout à fait acceptable. Comme l’a dit Montaigne: «Ce que nous appelons monstres ne le sont pas pour Dieu, qui voit en l’immensité de son ouvrage l’infinité des formes qui sont comprises en elle» (Montaigne, 2013 : s.p.). Et, selon Gruzinski:

« Au XVIe siècle, les curiosités suscitées par les grandes découvertes, les héritages du paganisme antique, le goût du merveilleux, l’emprise du surnaturel chrétien entretiennent un état d’esprit qui ne s’embarrasse guère de vraisemblance et croit aux mélanges des espèces. » (Gruzinski, 1999 : 174)

I. Métamorphoses américaines

          À partir du contexte de la Renaissance en Europe, les métissages issus des mélanges qui se sont produits dans les Amériques à partir du XVIe siècle attirent notre attention parce qu’ils mêlent les êtres, les imaginaires et les formes de vie européens, asiatiques et africains aux idéaux autochtones (4).

Aux yeux des colonisateurs, le vaste continent qui se révélait n'était plus une terre ignorée, mais «étrange» qui manquait de processus d'occidentalisation permettant aux peuples et régions indigènes de se cultiver, y compris grâce aux techniques, valeurs et imaginaires. Il s’agit alors paradoxalement d’une occidentalisation qui fut une partenaire directe du métissage. Ainsi une Europe dupliquée voit le jour: la Nouvelle-Grenade, la Nouvelle-Espagne, la Nouvelle-Castille, autant de nouveaux espaces de confrontation qui vont exiger des peuples européens un effort de comparaison et d'interprétation en ce qui concerne la faune et la flore exotiques.

Nous citons comme de bons exemples de métissage d’imaginaires le Mexique, qui a vécu sa propre Renaissance, ainsi que le Pérou et le Brésil, tous deux greniers d’intéressantes combinaisons culturelles. D’ailleurs, un grand nombre d’entre elles sont d’origine remarquablement ancienne, comme la diffusion intense des idées et du moralisme appris à partir des quinze livres des Métamorphoses de Publius Ovidius Naso (43 av JC à 17 ou 18 ap. JC), un auteur très populaire au cours du XVIe siècle et ensuite. Le monde américain a bien sûr dû s’adapter aux métamorphoses les plus stupéfiantes. Au même moment, les colonisateurs s’ouvraient à des terres inhabituelles, toutes pleines d’étonnement et de merveilles. Les bestiaires, les dieux et les héros européens (mais aussi égyptiens et orientaux) ont eu une résonance forte sur la pensée indigène, en se fusionnant aux propres croyances autochtones, soit par des insertions directes (comme les dessins d’inspirations ovidiennes représentant des centaures, des nymphes et des satyres), soit par les constructions proprement indianisées (comme un Persée Mexicain ou un centaure qui flirtait avec un singe des tropiques).

D’autres monstres sans références géographiques et historiques précises ont été implantés dans les «bestiaires» du Nouveau Monde, selon des cohabitations et agencements contradictoires – une animalia fantastique provenant de la Fable[5] et largement consacrée au monstrueux:

« Depuis l’Antiquité, la transmission de la Fable a emprunté un parcours semé de surprises et de métamorphoses, évoluant dans le temps comme dans l’espace. Avec le Moyen Âge, la mythologie a bifurqué en alimentant deux traditions dont les étapes et méandres ne coïncident pas toujours (...). » (Gruzinski, 1999 : 144).

L'auteur nous explique qu’il y avait, d'une part, la tradition plastique réunissant des conceptions moyenâgeuses sur les êtres fantastiques de l'Antiquité, et, d'autre part, une tradition littéraire collectant le travail des écrivains et des encyclopédistes. Il s’agit de comportements spécifiques de cette époque, cherchant à synthétiser interprétations, réinterprétations, éliminations et ajustements (cf. Gruzinski, 1999 : 145). Ainsi, on trouve par exemple, des peintures murales à la Casa del Deán dans l’ancienne Puebla du Mexique, sur lesquelles «(...) des centauresses à la poitrine généreuse tendent des fleurs à des singes qui portent boucle d’oreille et cheveu coupé en brosse» (Gruzinski, 1999 : 113). Ou de la même façon, dans la ville d’Ixmiquilpan, un sanctuaire pourvue d’une longue et haute nef de deux mille mètres carrés, dans laquelle:

« Des guerriers indiens, nus ou vêtus de peaux de jaguar ou de coyote, s’affrontent, tandis que d’autres combattent des centaures au milieu d’un décor d’animaux fantastiques et d’immenses guirlandes végétales qui enlacent des Indiens blessés et agonisants. » (Gruzinski, 1999 : 117)

Ou encore: «Des chevaux de mer, des chiens ailés, des oiseaux au plumage végétal montés par des putti peuplent les hauteurs» (Gruzinski, 1999 : 154-5). De fait, les spécimens américains, tels que les reptiles, vont s’ajouter aux bestiaires fantastiques de la Renaissance par le biais d’un mouvement d’alimentation mutuelle des imaginaires.

Dans l'art sculptural religieux, les grotesques ont pris de l’importance, ce qui a stimulé la liberté créative depuis l'Italie et à travers toute l'Europe. Ainsi, dans la péninsule ibérique, les grotesques ont gagné en force en Castille et ont migré vers le Mexique, où les centaures vont porter des sandales de style indigène dans un bestiaire composé d’hippogriffes - des monstres phytomorphes -, de chevaliers-tigres, ou encore d'hommes nus vêtus de peaux de jaguar, de coyote ou bien de plumes d'aigle.

De cette façon, nous pouvons comprendre le monstre comme une construction aussi métisse qu’hybride: «(...) le brassage des êtres et des imaginaires est appelé métissage» (Gruzinski, 1999 : 136). Et si «(...) toutes les cultures ‘peuvent se mélanger presque sans limite’ (...)» (Gruzinski, 1999 : 36), tous les monstres, considérés comme des inventions de la culture, le peuvent aussi (cf. Gruzinski, 1999 : 12) parce que les imaginaires se métissent. Comme l’auteur le fait valoir, il est important de considérer la porosité et la perméabilité de chaque frontière (cf. 1999: 43).

Nous voulons souligner deux points pouvant être considérés comme des moules de fusion d’imaginaires de part et d’autre de l'Atlantique: a) le remarquable discours androcentrique de la représentation féminine en Amérique et de la virilité épique et phallique visant déflorer le continent d’abord; et b) l'ambiguïté de ce discours allocentré - tantôt dysphorique, tantôt euphorique (par exemple, capable d’aller du locus horribilis des reptiles jusqu’à la mirabilia des oiseaux) -, doué d'un anthropocentrisme peu enclin au féminin et à la nature qui féminisait, bestialisait et diabolisait l’Alter Mundus ensuite.

La misogynie masculine a dicté le ton narratif au sujet des peuples autochtones et de leurs pratiques prétendues et craintes de cannibalisme, au-delà des préjugés autour de la nature magnifique et menaçante. La transposition de la féminisation de l’Orient vers le Nouveau Continent et ses aborigènes est particulièrement évidente – ce genre de féminisation a été construite pendant des siècles par des aventuriers et commerçants européens dans les terres asiatiques. Ce sont aussi les idées de Pedro Carlos Louzada Fonseca dans son oeuvre Bestiário e discurso do gênero no descobrimento da América e na Colonização do Brasil (2011).

 

II. Les terreurs du monde buffonien-depauwnien

          Si la période des Lumières a abandonné partiellement la mystique médiévale pour privilégier la primauté de la raison et de l'organisation scientifique du monde, nous y trouvons de nombreux antagonismes pseudo-scientifiques et philosophiques. Parmi ceux-ci, le point de vue controversé que de nombreux scientifiques et chercheurs ont présenté dans leurs divers ouvrages sur le continent américain. L'optimisme (antérieur) de nombreux jésuites et des habitants des Treize Colonies a ainsi coexisté durant au moins trois siècles avec des idées dénigrant le Nouveau Continent.

De nombreux chercheurs et voyageurs ont entrepris de réaliser une géographie zoologique du Nouveau Monde. En ce qui concerne l'Amérique, l'effort d’identification biologique peut être perçu modestement dans les observations de Christophe Colomb et, plus systématiquement, dans le Sumario de Gonzalo Fernández de Oviedo (1478-1557). En 1648, Jean de Laet a publié son Historia Rerum Naturalium Brasiliae, dans laquelle figurent de nombreuses notes zoologiques concernant les terres brésiliennes. Selon Carolina Marinho (2009, 76): «(...) à la fin du XVIe siècle, le merveilleux ne joue plus un rôle important pour la conquête de l'Amérique espagnole» (6). Ceci est en partie dû, après la Renaissance, à l’ostracisme dans lequel est placée la catégorie du fantastique et du merveilleux, qui cède alors la place à des entreprises plus rationalisées autour du mythe et du surnaturel.

Le dit Nouveau Monde est considéré par le français Georges-Louis Leclerc, Comte de Buffon (1707 - 1788), et par ses disciples, comme une dernière et vaste terre post-diluvienne, sorte de réminiscence putride, humide et glaciale.

Buffon, dans ses textes de la moitié du dix-huitième siècle, décrivait un continent antagonique des extrêmes, marécageux et hostile - mais aussi tantôt désert et tantôt très grand et haut - et des hommes sans barbe et sans poils. Présentés comme des «animaux mélancoliques», ils sont de plus petite taille que les Européens, moins forts, moins sensibles et moins amènes envers les femmes. Ils sont pourvus de mamelons capables de produire de lait et de petits organes reproducteurs et aussi perçus comme plus crédules et plus lâches, capables, comme les autres animaux de ces terres malheureuses, d’indocilité et langueur, malgré leurs pratiques cannibales.

Par opposition aux Européens, en général velus, les Indiens avaient une présumée faible virilité similaire aux eunuques imberbes et aux hommes tonsurés. Les animaux qui proliféraient dans cet environnement, alors réputé pour être le berceau de la syphilis, qui s’est ensuite répandue dans toute l’Europe, étaient initialement comparés à ceux de l'Ancien Monde.

En comparaison, on peut dire que les créatures américaines avaient un grand désavantage dû aux préjugés de l'époque mentionnée. Pour les voyageurs et les colonisateurs, il n’y avait pas en Amérique les étonnants mammifères africains et les élégants animaux domestiques d'Europe, mais plutôt une pléthore de bestioles à sang froid, de serpents géants, d’amphibiens de tous types et insectes monstrueux évoluant dans un climat pluvieux (Buffon méprisait quasiment la faune d'Amérique du Sud). On disait que ces êtres naissaient de la boue, presque de façon spontanée. De même que saint Augustin avait affirmé que les grenouilles étaient nées de l’intérieur de la terre, un héritage de la pensée d'Aristote et Pline, en Amérique les crapauds étaient considérés comme les fils d’un sol pourri, au milieu duquel ces “créatures mauvaises” se reproduisaient de façon horriblement prolixe.

Dans ce cadre, le puma était considéré comme un moindre lion, sans crinière, plus faible et plus lâche (Gerbi, 1996 : 19); le tapir était un minuscule éléphant; le lama, un chameau amaigri; l'alpaga, un chameau mineur. Même les animaux communs à l'Ancien et au Nouveau Monde étaient considérés comme inférieurs en Amérique, tels les loups, les renards, les cerfs, les élans et les chamois.

La distance et l'isolement de l'Amérique ont amené les religieux à questionner la situation de la faune du continent au moment où Noé essayait de remplir son arche. Le plus prééminent d’entre eux fut le père José de Acosta (1540 - 1600). Selon lui, en se basant sur la logique de la théologie de son époque, les animaux du Nouveau Monde, s’ils avaient vraiment été dans l'arche, devraient encore exister dans les terres de l’Ancien Monde. Il pensait conformément à St. Augustin, que les animaux des îles devraient avoir des origines diverses: les amphibiens seraient nés de la terre elle-même; les animaux domestiques auraient pu être amenés par bateau, mais les plus sauvages et nocifs - étant donné la distance entre certaines îles et le continent - auraient pu être apportés par les anges de Dieu.

Comme les chercheurs ont également utilisé les mêmes noms pour décrire différents animaux des deux mondes – une attitude non scientifique répandue parmi les premiers conquérants -, les confusions se sont renforcées: le jaguar et l’once étaient des tigres, le puma était un lion, l'alpaga était un mouton. Il est presque devenu inévitable de faire des comparaisons à l'aide de critères de référence européens à partir du monde déjà connu, de la même manière que les anciens Romains appelaient parfois «ours» le lion africain, «oiseau» l'autruche et «le bœuf Lucano» l’éléphant, selon Gerbi (cf. 1996). Et plusieurs intellectuels de la période des Lumières ont accepté de telles conceptions insensées. C’est encore Gerbi qui nous signale succinctement, dans son texte, que Voltaire, par exemple, pensait que les cochons du Mexique avaient le nombril dans le dos, que les moutons semblaient lents et que les lions étaient insignifiants, chauves et sans crinières. On disait qu’il y avait dans le continent, au lieu de fourmiliers, de «petits ours-fourmiliers», tandis que le terme «petits sangliers» était utilisé pour désigner les cochons sauvages. Les cerfs n’étaient que des chèvres réduites et les porc-épic n’avaient pas reçu de traitement plus enthousiaste. D’ailleurs, la danta (l’anta, l’ourignac ou même l’élan) était considéré comme un éléphant raté.

Une des raisons avancées pour expliquer une telle absence dans la pensée buffonienne était l’apparence physique imposante et l'arrogance de ce chercheur qui répudiait les détails et les variations du monde naturel. On en déduit donc que le mutant et le changeant étaient considérés comme dangereux par le Comte.

Outre l'influence de Buffon, un autre encyclopédiste classique a contribué à répandre de fausses idées. Il s’agit du hollandais Cornelius Franciscus De Pauw (1739 - 1799), qui insistait sur le caractère faible et corrompu de l’Amérique, continent où les caïmans et les crocodiles n’avaient pas la colère de leurs pairs africains (Gerbi, 1996 : 58). Parmi les étranges observations qu'il a écrit, on peut mentionner la viande de l'iguane, qu’il supposait être à l’origine de la syphilis (le «mal français») ou encore l'existence de grenouilles, capables de beugler comme des veaux.

Un des hommes ayant collaboré à décrire de façon bien intentionnée les créatures fantastiques qui peuplaient l'Amérique fut l'abbé Ferdinando Galiani (1728 - 1787). Ce dernier chercha à expliquer les légendes de l’Antiquité à partir des similitudes constatées avec le Nouveau Continent, confirmant les fantasmes des anciens Grecs sur le monde naturel de l’Amérique et des Indes. Ce fut le cas des sirènes: pour lui, il s’agissait simplement d’une confusion avec les manchots de Magellan qui pouvaient de loin s’apparenter à des femmes nues lorsqu’ils se trouvaient hors de l'eau. Il se référait aussi aux prétendus géants de la Patagonie, mais avec un optimisme qui les transformaient en “colosses du Nouveau Monde» (Gerbi, 1996: 119)[7]. Cependant, un autre épisode, survenu en Patagonie est relaté: Ferdinand Magellan et ses hommes, après un passage orageux, ont constaté la présence d’un individu qu'ils considéraient comme trop grand pour les standards ibères, avec d’énormes pieds. À ses yeux, il s’agissait donc d’un «géant». (Cf. Herrmann, s/d: 76).

Avec tant d’avis partiaux, Buffon et De Pauw ont subi des revers. Parmi leurs adversaires se comptaient de nombreux jésuites qui ont défendu avec ferveur les qualités de l’Amérique. En général, les religieux relataient qu’il y avait sur le continent des bêtes gigantesques et très féroces comme les tigres, que les oiseaux y étaient mélodieux et que les animaux d’Europe ne pouvaient pas s’y reproduire de façon satisfaisante. Antoine-Joseph Pernety (1716 - 1801) a rapporté que le comte D'Orcassidas, un créole fils d'un vice-roi du Mexique, a rencontré des hommes enclins au sexe parmi les indigènes, mais aucun avec du lait dans la poitrine, comme certains l'ont supposé. La maigre ou quasi inexistante barbe des indigènes était justifiée par l’habitude de la raser. Et pour finir, les animaux américains étaient tellement impressionnants que plusieurs d’entre eux furent envoyés en Espagne dans le but de se reproduire.

En Amérique anglo-saxonne, Thomas Jefferson (1743 - 1826) a également attaqué les polémistes dans ses Notes on Virginia, où il a souligné la grandeur du fossile de mammouth, selon lui, un animal plus prodigieux que les éléphants du Vieux Monde. En rencontrant Buffon à Paris, il a défendu l’élan et le caribou, et a montré au naturaliste la peau d’une énorme panthère, que Buffon confondait avec le jaguar (cf. Gerbi, 1996).

L’enthousiaste Alexander von Humboldt (1769 - 1859), d’autre part, a vu dans le Nouveau Monde la splendeur et la merveille: «Durant la journée, les plantes et animaux resplendissent de mille couleurs – les oiseaux, les poissons, même les crabes bleus et jaunes (...)» (Gerbi, 1996 : 309)[8]. Le tropicaliste, encore selon les notes de lecture de Gerbi, attirait l'attention sur l'existence d'alligators, mais aussi de crocodiles, dont l’un atteignant plus de vingt pieds de long, outre les singes dressés et le gigantesque chat domestique. Toutefois, la force du préjugé a perduré: même à la fin du XIXe siècle, certains percevaient toujours l'Amérique comme appartenant à la création divine du troisième jour et peuplée par des êtres du cinquième jour, autrement dit un continent peuplée de fourmis féroces et de voraces crocodiles.

 

III. Avatar, une Amérique de l’au-delà

Pour étendre nos pensées aux jours actuels, on va conclure cet article avec quelques commentaires sur le film Avatar (2009), dans lequel James Cameron a pu présenter, dans des scènes bien travaillées visuellement, une sorte d’Amazonie alien où les cyber-indigènes et leur relations avec de militaires et scientifiques de la Terre ont attiré des regards attentifs sur les questions biocyberecologiques et post-colonialistes. La fictive planète Pandora, de taille similaire à la Terre, a enchanté des millions de téléspectateurs par ses charmes et ses dangers. Dans la planète, le peuple Na'vi, composé d’élégants humanoïdes bleutés, a été envahie par une armée appuyée par des équipes de scientifiques, avides d’unobitanium - un cristal supraconducteur. Malgré les nombreux clichés cinématographiques qui ont largement assuré la popularité de la production de Cameron, le film a également contribué à renforcer la critique de la vision multiculturaliste plutôt combattue aujourd'hui. Le philosophe Slavoj Zizek mentionne dans ses ouvrages que le faux discours multiculturaliste engendre des préjugés à partir du moment où la reconnaissance de l’autre peut être, en fin de compte, une tentative apparemment correcte de tolérance qui peut servir comme enlèvement: «(...) une sorte de folie théologique est quelque chose de pleinement actif dans le politiquement correct d'aujourd'hui et dans sa logique de tolérance, ce qui est contraire à la tolérance de l'Autre et signifie la mortification de l’Autre – de l'Autre qui ne devrait pas nous déranger». (Zizek et Daly, 2006:146)[9] [10]. Et la «planète-forêt» de Cameron s’attache précisément à cette vision du multiculturalisme, en plaçant dans des extrémités opposées des communautés autochtones et non-autochtones, en offrant comme solution probable la conservation «à l’ancienne» d'une planète. Ce type de conservation se caractérise par une sorte de «retour au paradis perdu» et d'aboutissement triomphal de l'histoire.

Dans le film, en cherchant un rapprochement et une destruction probable des indigènes afin d'obtenir un supraconducteur, des scientifiques ont participé à un projet qui permettrait à un Marine paraplégique d’occuper un corps Na'vi génétiquement hybride, immergé dans un réservoir amniotique. Il s’agit là d’un bon exemple de ce qui est discuté dans le contexte des théories post-humaines[11] de la cyberculture, et il y a sans doute plusieurs similitudes entre les attitudes de conquête des Européens envers les peuples colonisés d'Amérique aux siècles passés: «Le Projet Avatar a la même fonction que les missions des scientifiques, des jésuites, des éducateurs, des médecins pendant des siècles et notamment les expéditions de colonisation du Nouveau Monde (...)» (Bentes, 2010: 69)[12]. L'auteur souligne également qu’: «Avatar est la première fable mondiale post-Obama. Elle aborde une cyber-utopie écologique, réécrivant la théorie de Gaïa de James Lovelock (...)»(Bentes, 2010 : 73)[13]. Et: «(...) une fable lyrique et violente où on peut voir la naissance d'un tout nouvel imaginaire éco-technologique» (Bentes, 2010: 76)[14].

Pour le spectateur d'Avatar, la culture Na'vi a condensé la résonance de mythologies et influences religieuses diverses, allant du panthéisme jusqu’au technopaganisme, visitant également le monothéisme, les religiosités africaines et le chamanisme, et même le réincarnationisme, exactement selon le goût du métissage des croyances qui fait partie de l'univers ibéro-américain actuel. On pourrait même dire que Pandora et ses habitants, plongés dans une sphère souvent féerique et surnaturelle, incarnent l’ineffable hors du temps, dans une tentative de communion qui pourrait être interprétée par le spectateur du film comme la recherche d'un paradis perdu, d’un équilibre édénique et d’un effort pour s’intégrer au sacré. Cependant, comme dans de nombreux récits fondateurs de plusieurs peuples, la sortie ou la chute du paradis se réalise également sur la planète de Cameron. On voit cela, par exemple, quand le Marine, en utilisant un corps avatar, doit se réveiller et reprendre sa vie humaine. Cette planète, comme nous l’avons mentionné, à l’instar d’une forêt amazonienne luxuriante, n'est pas seulement charmante mais aussi agressive, peuplée de monstres avec lesquels les guerriers autochtones étaient capables de se communiquer grâce à l'utilisation d'une tresse pourvue d’une interface neurale qui leur permet d’être connectés avec Eywa - leur grande déesse -, une sorte d'incarnation de Gaïa. Le courageux peuple Na'vi comporte de fortes caractéristiques bestiales: leurs yeux, leurs expressions faciales et une queue polyvalente, qui renforçaient les attitudes de mépris des militaires à l’égard des indigènes. Malgré tous ces traits, qui les rapprochent des bêtes, selon notre imaginaire, ce que nous voyons dans le film, une fois de plus, est la figure de l'alien, beaucoup plus «humain» que les Terriens eux-mêmes. Ce qui attire l’attention, c’est aussi la communication des autochtones avec les animaux de la planète. Et ces derniers représentent un intérêt à part, formant un bestiaire qui nous rappelle les plus délicieuses des représentations fantastiques de l'Antiquité classique et du Moyen-Age. Ce sont des êtres qui, en partie, nous sont familiers, mais quand on les regarde de plus près, on sent un peu le malaise dû à l’hybridité inhabituel qui les caractérise.

En résumé, tout l’ensemble de la production de sens que le monde de Pandora est capable de nous offrir, soit par sa faune et sa flore, soit par sa géologie – avec un kitsch quasiment baroque qui s'engage dans les formes, les sinuosités, les débordements de couleurs et de sens -, est aussi une élaboration qui nous rappelle certains éléments post-maniéristes issus de la péninsule ibérique et adaptés au continent américain.


Notes de fin

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(1) Je reviens sur ce point dans le texte.

(2) Bien sûr, plusieurs auteurs, tels qu’Antonello Gerbi, Carolina Marinho, Célia Magalhães, Jean Delumeau, Marina Warner, Pedro Carlos Louzada Fonseca, Roberto Romano, Serge Gruzinski, Sérgio Bellei et Umberto Eco – dont nous connaissons les oeuvres qui font également référence au sujet de notre article – ont fait des recherches théoriques parmi les questions qui nous intéressent dans le domaine du monstrueux et du fantastique.

(3) Le Maniérisme était un mouvement artistique européen très hétérogène, couvrant environ la période 1515-1600. Ce style nous intéresse parce que: “le maniérisme se passionne pour les phénomènes étranges, insolites et monstrueux, faisant triompher le goût du bizarre et des caprices, «de la métamorphose et de l’illusion» (Gruzinski, 1999: 160).

(4) Le terme «hybride» est aussi un concept travaillé par Gruzinski. Selon lui, outre le métissage il y a l'hybridation, consistant en mélanges au sein d’une même civilisation et d’un même ensemble historique.

(5) Fable est le nom donné à l'ensemble mythologique gréco-latin.

(6) “(...) em fins do século XVI, o maravilhoso já não desempenha um papel importante para a conquista da América espanhola”.

(7) “Colossais paladinos da grandeza do Novo Mundo”. (Notre traduction)

(8) “Durante o dia, plantas e animais resplandecem em mil cores – os pássaros, os peixes, até os caranguejos azuis e amarelos (...)”. (Notre traduction en français)

(9) “(...) uma espécie de loucura teológica é algo plenamente atuante na correção política de hoje e em sua lógica da tolerância, que é contrária à tolerância ao Outro e significa a mortificação do Outro – do Outro que não deve incomodar-nos”. (Notre traduction en français)

(10) Selon Cocco (2009: 44), le multiculturalisme répresente le “governo da diferença pela sobreposição de conjuntos homogêneos, exatamente como os retalhos de um patchwork (...)”, c’est-à-dire, «le gouvernement de la différence par le chevauchement des ensembles homogènes, tout comme les tissus d'un patchwork (...)». (Notre traduction)

(11) Le terme post-humain a été créé par Ihab Hassan dans un essai de 1977, "Prometeus as Performer: Toward a Posthumanist Culture?" In. Performance in Postmodern Culture. Wisconsin, Eds. Michel Benamou and Charles Madison, Coda Press, 1977. Aujourd'hui, le post-humain se réfère en particulier aux contributions et modifications qui viennent du cybernétique et des inventions technologiques, apportant au corps de nouveaux paradigmes. Ce corps est compris comme une sorte de hardware qui est prédestiné à l'obsolescence. Donc il a besoin de nouveaux récipients, des implants et des accessoires pour donner une continuité à la vie.

(12) “O Projeto Avatar tem a mesma função das missões de cientistas, jesuítas, educadores, médicos ao longo de séculos e notadamente nas expedições de colonização do Novo Mundo (...)”. (Notre traduction en français)

(13)Avatar é a primeira fábula global pós-Obama que aponta para uma ciber-utopia ecológica, reescrevendo a teoria de Gaia de James Lovelock (...)”. (Notre traduction en français)

(14) “(...) Uma fábula lírica e violenta em que se vislumbra o nascimento de todo um novo imaginário ecológico-tecnológico”. (Notre traduction en français)

 

Bibliographie

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Pour citer cet article

Adriano Messias de Oliveira , «Le monstrueux et le fantastique dans l'étrangeté des Amériques», RITA [en ligne], N°7: juin 2014, mis en ligne le 26 juin 2014. Disponible en ligne: http://www.revue-rita.com/regards7/o-monstruoso-e-o-fantastico-na-estranheza-das-americas.html