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De l'ambigüité des catégories socio-ethniques. L'exemple des villages du Coropuna (Condesuyos d’Arequipa, Pérou) à la fin de l'époque coloniale

L’histoire coloniale des Andes est fortement marquée par les dichotomies et souvent pensée en terme d’antagonismes renvoyant dos à dos monde indien et monde hispanique. Aussi, l’analyse des documents historiques reste-t-elle parfois tributaire d’une vision très tranchée de la société coloniale. Les villages du Coropuna, province du Condesuyos d’Arequipa, qui sont le cadre de ce travail, ne sont entrés dans l’Histoire que par le prisme d’un seul document, exceptionnel, relatant une insoumission d’Indiens idolâtres au milieu du 18e siècle qui semble conforter les clivages usuellement entendus sur le monde colonial.

...Aussi, les très rares études suscitées jusqu’alors par ce document, vont dans ce sens. Or, celles-ci témoignent, à mon sens, non seulement de partis pris mais également de problèmes méthodologiques ; ce que j’entends montrer en confrontant l’analyse de cette source à celle de plusieurs documents inédits concernant les villages de cette contrée oubliée, afin de proposer une vision plus contrastée d’une société coloniale pétrie par les ambigüités et où toute catégorisation est difficile.

Mots clés : Société villageoise; Époque coloniale; Métissage; Pouvoir; Religion.

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Frédéric Duchesne

Docteur en Anthropologie, certifié en Histoire et Géographie

CREDA

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De l'ambigüité des catégories socio-ethniques. L'exemple des villages du Coropuna (Condesuyos d’Arequipa, Pérou) à la fin de l'époque coloniale

 

Introduction

            L’« indianité » est devenue, dans les pays andins, un objet de revendications identitaires et culturelles, un alibi et un prétexte politiques (1). Plus que jamais on convoque le passé, et les racines autochtones sont aujourd’hui revendiquées par des individus à la recherche d'une ancestralité que leurs plus proches aïeux avaient oubliée ou refoulée. Cet usage politicien du passé trouve en partie sa justification dans les travaux d’anthropologues et d’historiens « essentialistes » pour qui la matrice culturelle andine aurait survécu, pour l’essentiel, aux défis et aux ruptures imposés par une histoire mouvementée : colonisation, christianisation, intégration aux États nationaux, mondialisation ; le tout sur fond de violence et de misère. Jamais les Indiens, où ceux qui se revendiquent désormais comme tels, n’ont été aussi proches, dans le discours, de ceux du XVIe siècle. Cette recomposition de la mémoire et ce bricolage identitaire rappellent avec force à quel point les catégories socio-ethniques, la notion de soi, la relation à l’altérité, sont floues et mouvantes et combien il importe de chercher leur sens en les considérant au sein des processus historiques qui les ont formées.

Cependant, longtemps focalisées sur les grands mouvements d'ensemble, l'histoire et l'anthropologie du monde andin, notablement influencées par le courant des subalterns studies, a entretenu les clivages usuellement entendus, idéalisant le monde préhispanique et indigène au point d’envisager le monde colonial sous un angle fort manichéen et sans guère de nuance : des Indiens miséreux accrochés à leurs valeurs et traditions séculaires face à des colons oppresseurs ; les uns résistant, les autres détruisant. L'historiographie, anglo-saxonne notamment, est fortement marquée par cette vision stéréotypée faite d’a priori érigés quasiment en axiomes. Par exemple, Nicholas Robins, dans son étude sur les procès d'Indiens du Haut-Pérou contre leurs curés admet de facto que les Indiens ne mentent pas, tout simplement à cause des risques encourus (Robins, 2007 : introduction). Leurs accusations sont ainsi considérées comme des faits et l'analyse tourne en rond, limitée à un bréviaire miséreux. Ce manque de recul critique et ces partis pris éloignés de toute rigueur scientifique biaisent d’évidence le regard porté sur la société andine.

Afin de sortir des interprétations trop généralistes et généralisantes – construites sur de multiples extraits de plusieurs documents glanés sur une large échelle, issus de contextes différents et témoignant de dynamiques historiques diverses –, il me semble essentiel de privilégier une histoire locale et du quotidien, de renouer avec les travaux monographiques – insuffisants dans le domaine andiniste – et d’inaugurer une analyse micro-historique faisant encore largement défaut. L’analyse à échelle réduite, celle d’un lieu, d’une vie, d’un moment, d’une anecdote, permet de faire ressurgir et parler l’histoire, de reconstituer, par le biais des multiples événements du quotidien et des trajectoires de vie, un « microcosme »(2) révélant les caractéristiques d’une couche sociale à une époque donnée et les « mondes perdus »(3)des oubliés de l’histoire. Pour ce faire, les sources judiciaires sont extrêmement intéressantes car elles restituent les paroles des acteurs eux-mêmes et offrent des témoignages directs sur la société. Les procès, s’ils illustrent des dysfonctionnements et des situations qui sortent de l’ordinaire, n’en sont pas moins ancrés dans les réalités quotidiennes de la vie villageoise et les illustrent mieux que des visites ou chroniques, expressions fugaces d’un regard extérieur. Les moments de conflits qui éclatent au grand jour sont les expressions des tiraillements du quotidien et constituent autant d’éléments révélateurs de ce qui fait sens et de ce qui a de l’importance pour leurs acteurs. Ils montrent les attentes, les préoccupations, les angoisses, les désirs et frustrations qui font l’ordinaire de ces populations. Ces sources et cette approche, privilégiant les détails et les différences, invitent le doute, obligent l’historien à dépasser les cadres figés d’une histoire coloniale trop convenue et souvent d’avance écrite.

Ce travail concerne les villages édifiés sur les flancs du plus haut volcan péruvien, le Coropuna, cœur de la province coloniale du Condesuyos d’Arequipa. Je vais notamment concentrer mon analyse sur le seul document par lequel les villages du Coropuna sont, timidement, entrés dans l'histoire : un procès pour sorcellerie et idolâtrie survenu en 1752 à Andagua, village alors en pleine révolte.

 

I. La révolte d'Andagua

            La nuit de la Pentecôte de l’année 1751, le colonel don Bernardo Vera y Vega, mandaté par le corregidor du Condesuyos, le général Don Joseph de Araña, entre dans le village d’Andagua à la tête de treize soldats. Ils font intrusion dans la demeure d’un certain Gregorio Taco et s’en saisissent. Aussitôt, Theresa Lluychu, sa femme, se précipite dans la rue et alerte le voisinage à grands cris. Tout le village accourt et l’escouade espagnole se retrouve soudain encerclée sur la place du village et subit les jets de pierres d’une foule en colère vociférant des menaces de mort. Gregorio est libéré et les intrus s’enfuient. Plusieurs témoins tel Marcos de Vega, membre de l’expédition, racontent la scène :

« Y sien do preguntado lo que sucedió en el pueblo de Andagua yendo aprender la persona de Gregorio Taco y su mujer, responde y dise que aviendo llegado a casa de Gregorio Taco lo allaron dormiendo, y que aviendole amarrado salió su mujer dando gritos que se lleno de yndios y yndias el patio y estando trayendolo arrancaron del cauallo en que venia y lo llevaron entre muchos yndios al sementerio de la yglesia empesando a tocar las campanas se fue juntando muchissima mas gente y empesaron a disparar piedras contre españoles que alli estauan y temerosos de que se los matan huyeron en casa del cura y que luego dichos yndios empesaron a tocar a tambores por las calles y aser muchisimos alborotos. » ( Procès d’Andagua, AAA, non catalogué, f. 11r)

« []salio la muger de Gregorío Taco mandando tocar la campanas, lo que executaron y con ello se juntó muchisimos yndios y yndias, tayendo su caxa,y gritando mueran los españoles[]. » (idem, f. 5v)

Cet épisode, mainte fois raconté dans ledit procès, illustre l'une des tentatives de mise au fer de Gregorio Taco, Indien du village présenté comme le meneur d’une révolte dont les motifs restent relativement obscurs pendant de longues pages. Aussi, les premières déclarations évoquent surtout l’idolâtrie des Indiens d’Andagua, de Taco notamment :

« []es publico y notorio que Gregorio Taco y los demas yndios de Andagua son brujos y que por esta razon todo el mundo les teme[» (idem, f. 6v)

Au fil des dépositions, on apprend que les rebelles d'Andagua adorent des momies ancestrales, pratiquent la divination aux pieds des volcans, sacrifient des enfants, confectionnent  filtres et boissons magiques, s'adonnent à la magie noire afin de tuer ou de mutiler leurs ennemis, tel le curé du village. Des sorcières volent même dans les aires. Outre la pénétration du folklore et des croyances européennes  – alors véhiculées par les Indiens eux-mêmes –, on constate la permanence de rites à la fécondité et à la fertilité dédiés aux ancêtres, entités essentielles au système socio-culturel depuis les temps préhispaniques.

Ce document extraordinaire suscita, jusqu’à mes recherches(4), l’intérêt de deux ethnohistoriens, Manuel Marzal (1988) et Frank Salomon (1987). Selon eux, la révolte d’Andagua s’inscrit dans le supposé mouvement de « réveil indien » qui secoue les Andes dans la seconde moitié du XVIIIe siècle et culminant avec les soulèvements de Tupac Amaru et de Tupac Katari. Aussi, les idolâtries d'Andagua témoigneraient de revendications identitaires fortes et la permanence et l’affirmation du culte aux ancêtres seraient le vecteur de la révolte des Indiens. Leur analyse du document conforte ainsi les clichés concernant le monde colonial : des Indiens isolés et en marge, peu acculturés, résistent encore et toujours à l'envahisseur en brandissant fièrement leur culture ancestrale, rejetant violemment les Espagnols et le christianisme. Vision idéelle et romantique s'il en est, elle relève également d'un problème méthodologique. Ainsi, Marzal et Salomon, considèrent seuls les procès d'Andagua sans se préoccuper des réalités locales et des dynamiques historiques de la région. De plus, tombent-ils dans un travers fréquent : tordre une source dans une direction précise afin de lui faire dire ce que l’on souhaite démontrer en sélectionnant les citations. Aussi, privilégient-ils les aspects les plus spectaculaires du document, tels les rituels aux momies, les violences envers les émissaires du corregidorou le curé du village, certains passages « chocs » des témoignages comme « que meurent les Espagnols ! » ou « nos dieux sont les premiers et seuls maitres de ce royaume » ; mais ils ne font que peu de cas des dépositions plus ambigües.

Ainsi, ma lecture de ce document, confrontée à d’autres sources concernant Andagua et les villages voisins du Coropuna, dessine un tableau très impressionniste aux réalités beaucoup moins tranchées et montre plutôt des sociétés indigènes intégrées, voire même diluées, dans une société villageoise coloniale faite d’ambigüités.

 

II. Un village ordinaire dans une contrée déshéritée

 A. Des Indiens devenus villageois

            Cette histoire hors du commun et les événements qui s’en suivent – interventions militaires, arrestations, extirpation d’idolâtries – secouent la vie monotone des habitants d’Andagua et de ses environs. Mais cet épisode n’est qu’un « accident » ponctuant la banalité et les réalités quotidiennes du village. Les ignorer ne peut conduire qu’à des mésinterprétations. Aussi, c'est une première idée à battre en brèche, les Indiens d'Andagua, comme ceux des autres villages du Coropuna, quand bien même vivent-ils sur des terres difficiles et périphériques, ne sont en rien isolés ou en marge du monde colonial.

La province du Condesuyos d’Arequipa, est, dans l'ensemble, une contrée montagneuse, difficilement accessible et en dehors des circuits commerciaux de la région d'Arequipa et des Andes du Centre sud (5). Les terres y sont ingrates et les mines s'épuisent à la fin du XVIIIe siècle. Les seules richesses semblent être la cochenille utilisée pour teindre les laines et la main d'œuvre indigène en elle-même, relativement préservée par rapport au reste de la région et mise à contribution dans les basses terres viticoles des provinces voisines depuis le XVIe siècle.

Les villages du Coropuna, comme ceux des Andes, sont issus des politiques de concentration et de sédentarisation des Indiens menées par la Couronne dès le XVIe siècle, notamment à partir de 1570 sous le mandat du vice-Roi Toledo. Villages carrés aux rues perpendiculaires articulées autour d'une place centrale flanquée d'une église, ils sont l'expression même de l'imposition du monde hispanique. Ainsi, en 1570, naissent 14 villages autour du Coropuna et, comme ailleurs, ils peinent à s’imposer devant les réticences indigènes à la sédentarisation et à la centralisation, les communautés ayant des terres dispersées sur une multitude d'étages écologiques et sur une vaste échelle(6) et étant très attachées à leurs « lieux de mémoires », notamment ceux symbolisant l'émergence, le passage, la présence de leurs ancêtres : montagnes, monolithes, sépultures. Aussi, de nombreuses sources du XVIIe siècle montrent les Indiens s'échappant du village de réduction afin de retourner à leur pueblo viejo(7). De façon plus pragmatique, il s'agit également pour les Indiens d'échapper à la coercition du monde coloniale, en particulier à la levée du tribut et aux mitas(corvées). Encore au XVIIIe siècle, les autorités provinciales, caciques et curés, se plaignent du « vagabondage » de certains Indiens récalcitrants à vivre encadrés, ce qui gêne le bon fonctionnement du système colonial. Don Bernardo Pedro del Rivero Davila, curé de Chachas, rend bien compte du problème :

« []en el valle de Ayo[]ai barios indios bagos que se mudan de una banda a otra bariando de nombre el cacique para no estar sujetos a ninguno ni pagar los dhos reales tributos de magestad [] » (Procès d’Andagua, f.27r).

Néanmoins, même si les Indiens, les hommes notamment, par leur labeur et les exigences du monde colonial, sont souvent absents du village, on peut affirmer que ce lieu devient, dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, une réalité bien ancrée, au moins comme lieu de résidence. Ainsi, à Sibayo, village d'altitude voisin du Coropuna, surtout peuplé d’éleveurs, un recensement fait en 1785 montre que 129 familles sur 178, soit 72%, vivent effectivement – et ne sont pas seulement déclarées – dans le village(8). Aussi, et surtout, l'organisation sociale indigène, du moins ce que l'on peut en déceler dans les sources, s'articule désormais au sein du village même et n'a plus qu'une signification très appauvrie. Encore au XVIIe siècle, les sources montrent comment les communautés se divisent encore en « moitiés » nommées anan et urin (ou encore checa et cupi), elles-mêmes subdivisées en trois groupes, eux-mêmes pouvant être décomposés en tierces et ainsi de suite jusqu'aux unités de parenté de base, les ayllus(9). Ce système ternaire couronné par une marco-division duale, que l'on retrouve dans les premières sources du XVIe siècle, semble être l'héritage de l'ancienne organisation incaïque de la région(10) ; ces divisions ayant des significations politiques et symboliques très fortes. Au XVIIIe siècle, sous les coups des évolutions démographiques (surmortalité, anachorèse, métissage, migrations), les ayllus et le système ternaire ont disparu (Duchesne, 2008 : Chap. II, III, IV). Ne restent que les moitiés anan et urin qui n'ont de préhispanique que le nom : elles ont alors une portée essentiellement géographique et désigne simplement les deux moitiés du village par rapport à la place centrale(11).

Aussi, les Indiens du Coropuna, au XVIIIe siècle, ne sont plus dispersés, à l'écart, comme ils pouvaient encore l'être au XVIIe siècle, mais résident au village et celui-ci s'est affirmé comme un lieu de vie et de sociabilité, comme en témoignent, nous le verrons, les réalités religieuses.

Plus encore, l’autochtonie – les liens identitaires des membres du groupe au sol, à la terre des ancêtres – ciment social et culturel des sociétés andines, n’existe plus ou n’est qu’une recréation récente à la fin du XVIIIe siècle. En effet, 80% de la population indigène disparaît très rapidement au XVIIe siècle. Elle se recompose de manière aussi rapide que brutale dans la première moitié du XVIIIe siècle grâce à l'afflux massif de migrants motivés par les nouvelles possibilités économiques. Aussi, une grande partie des Indiens des villages du Condesuyos au XVIIIe siècle n’a pas ses origines, proches ou lointaines, sur les terres du Coropuna et n’entretient que peu de liens identitaires avec ce lieu dont la mémoire ancestrale s’est en grande partie évanouie (Duchesne, 2008 : chap. III). Aussi, n’y a-t-il que peu de continuité historique entre les peuples autochtones du XVIe siècle et les « déracinés » de la fin de l’ère coloniale. L’Indien du XVIIIe siècle n’est pas l’héritier de celui du XVIe. Au début du XIXe siècle, le curé d’Andagua témoigne ainsi d’une mémoire qui s’est enfuie : « Dans ce village, ils ne savent pas d’où ils viennent » (Don Clemente Almonte 1812 in Millones 1975 : 60)(12) ; catastrophe ontologique pour un peuple dont tout le système socioculturel était basé sur l’ancestralité. C'est une réalité fondamentale à prendre en compte afin de nuancer les revendications identitaires que Marzal et Salomon prêtent aux Indiens d'Andagua.

 

B. Une société villageoise bigarrée et miséreuse

Ces villages, contrairement au projet initial des colonisateurs de cloisonner monde indien et hispanique en créant une republica de Indios séparée de celle des Espagnols, sont tout à fait mixtes et bigarrés. En effet, la population du Condesuyos en 1790 est composée de seulement 56 % d'Indiens, 22 % d'Espagnols, autant de Métis et de quelques Noirs(13). Ces statistiques cachent bien sûr des disparités : les districts miniers du nord de la province restent plus indigènes que le sud, plus agricoles et largement hispanisés. Ainsi, Andagua compte près de 70 % d'Indiens quand Chuquibamba en compte à peine 30 %, chiffre extraordinairement bas pour une bourgade reculée des hauteurs. Plus encore, si l'on excepte Chuquibamba – qui seule est conforme aux préceptes de l’époque Toledo (les Espagnols au cœur de la cité, les indigènes sur les terres du pourtour), la population est tout à fait mélangée.

Géographique, la proximité est également d'ordre démographique. L'insuffisance des sources interdit tout tableau précis, mais quelques indices montrent une situation très précaire pour tous. Ainsi, l'âge moyen est fort bas (à peine 25 ans pour les Espagnols et les Métis, 26 pour les Indiens) –  non pas à cause d'une surreprésentation des populations jeunes (le nombre d'enfants survivants par couple est à peine de 2, moins encore chez les Indiens), mais du petit nombre de personnes âgées (à peine 10% de la population dépasse les 50 ans, les plus anciens étant des Indiens) –, ce qui traduit une mortalité et des mouvements de population très importants. De même, le profil de toutes les pyramides des âges se résume à une suite de creux et de pics, témoignant d'autant de crises de surmortalité (Duchesne, 2008 : chap. IV).

Aussi l'analyse des structures familiales témoigne également de la précarité des habitants du Condesuyos. Orphelins et veufs sont légion et l'on remarque toutes sortes de foyers bigarrés constitués d'un couple – souvent recomposé – autour duquel s'articulent l'ascendance et la descendance ainsi que des parents plus ou moins éloignés. Aussi, n'est-il pas rare de voir cohabiter sous un même toit quatre générations et plusieurs individus que rien n’unit en apparence si ce n’est une même situation difficile : une veuve, un ami, un frère, une cousine, quelques célibataires, un orphelin recueilli.

De la même manière, les données économiques ne permettent pas de catégoriser la population. Au sommet de la hiérarchie économique du Condesuyos se trouvent une classe d’entrepreneurs créoles, assis sur de larges domaines, installés dans les districts miniers, ou encore des commerçants à la tête de fructueux négoces, et les personnes de pouvoir, tel les curés ou les corregidoresnon que leur traitement soit particulièrement avantageux, mais leurs prérogatives et leur influence leur permettent, souvent de manière frauduleuse, d’amasser un certain capital. Les caciques indigènes figurent également parmi les plus grandes fortunes de la province. Les sources montrent ainsi comment des dynasties caciquales – les Uchuquicaña d’Andagua, les Pomacallao de Pampacolca par exemple – ont pu s’installer au pouvoir et accaparer terres et biens sur le long terme. Par exemple, Don Diego Flores de Machaguay possède 60 topos(14) de terres cultivables(15); Bartolomé Casquiña de Chachas une vigne, 113 brebis et 50 chèvres(16); Don Phelipe Guaco détient 3 topos de terre à blé, 8 juments, 2 chevaux, 100 chèvres, 3 mules, 50 brebis(17). Don Marcello Pomacallao, cacique de Pampacolca, possède, entre autres, 270 topos et un moulin(18), dont l’usage par la communauté lui rapporte un petit pécule. Leur condition de vie matérielle est enviable et l’inventaire de leurs biens laisse entrevoir un capital financier, des maisons de plusieurs pièces, un mobilier élaboré, plusieurs vêtements, des objets décoratifs, de la vaisselle de qualité.

Mais l’ascension sociale et la richesse peuvent aussi concerner les Indiens moins bien-nés. Ainsi, Gregorio Taco, l’idolâtre rebelle d’Andagua, est le propriétaire de la teinturerie du village et fait fortune grâce au commerce de laines colorées qu’il achemine, grâce à ses 29 mules, jusqu’à l’Altiplano, à Oruro, Potosi, La Paz. Détaillons encore un cas de réussite financière et sociale sans doute extraordinaire, du moins à l’échelle du Condesuyos. Antonio Serrano, Indien natif de Chuquibamba, négociant semble-t-il, époux de Manuela Quispe et père de sept enfants, est à la fin du siècle à la tête d’une fortune considérable : 74 topos de terre, deux caravanes de 22 mules chacune, 500 brebis, 20 vaches, une paire de bœufs de labour, une maison de cinq pièces dotée d’un poêle, d’une aiguière, de la vaisselle d’argent, du mobilier élégant, une esclave. Plus impressionnants encore sont les investissements qu’il a réalisés et les dettes que le tout Chuquibamba a contractées auprès de lui. Il a placé dans deux haciendas appartenant à des Espagnols 2700 et 1800 pesos. Don Nicolas Gutierrez, propriétaire de vignes à Majes lui doit 2543 pesos, un autre hacendado, don Juan Antonio Quintanilla lui est redevable de 1300 pesos et parmi tous ses autres débiteurs, citons encore, à hauteur de 600 pesos, le Colonel de Milice don Joaquin de Zuñiga, ancien cacique du village(19).

Mais en dehors de cette mince élite économique, la misère est une réalité pour l'immense majorité des habitants des terres ingrates et inhospitalières du Condesuyos. Bien entendu, Espagnols et Métis, qui n’ont pas à payer un tribut exorbitant et qui ne sont pas soumis à la mita ou aux repartos(ventes forcées),bénéficient d’une situation plus confortable que la masse indigène. Mais entre richesse et indigence, on ne peut opposer un monde espagnol ou créole prospère à un monde indien miséreux.

Comme les Indiens, la plupart des Métis et des Créoles ne sont que de petits paysans astreints au travail de la terre et vivant chichement, parfois dans la dépendance de l’élite indigène. Ainsi, les Espagnols de Pampacolca louent leurs terres à don Marcelo Pomacallao tandis qu’en 1780, Manuel Ferrel doit vendre ses terres au cacique de Belinga(20). Que penser également  des bougres qui investissent – à perte sans doute – dans les mines à la recherche improbable, désespérée, de minerais(21) ? En 1751, le corregidor Joseph de Araña procède à l’inventaire après décès des biens de Maria Basquez, Espagnole du village de Pampacolca, morte seule, sans héritiers et sans avoir rédigé de testament. Il décrit sa demeure comme « une vieille pièce aux murs d’adobe au toit sommaire », où à côté de plusieurs images pieuses ne se trouvent que quelques meubles et vêtements toujours qualifiés de vieux, d’usés, de cassés(22).

La démographie, le monde du travail et les réalités économiques du Condesuyos montrent une société indigène intégrée au monde coloniale. Non seulement les Indiens sont devenus des paysans – pour emprunter à Karen Spalding le titre de son fameux ouvrage(23) – mais ils sont également devenus des villageois, partageant la vie quotidienne des centaines de Métis et d’Espagnols installés sur ces terres ingrates, dans les mêmes villages. Nous sommes ainsi loin du monde tout à fait indien, cloisonné et en marge que les procès pour idolâtries laissent supposer si l'on ne considère pas les réalités économiques et démographiques.

 

III. Des amalgames à dépasser 

A. Indiens idolâtres

          Restent alors, comme facteur distinctif, les idolâtries et les pratiques païennes décrites dans ce document. Elles occupent en effet le devant de la scène et il est certain que le culte aux ancêtres et d’anciens rituels, notamment les cultes à la fertilité, sont très vivaces. Toutefois, ces dernières ne sont en rien le moteur de la révolte. L’origine de la fronde – il suffit de lire le document en entier pour le comprendre – vient du refus du cabildo de payer un supplément de tribut, décision prise en 1746 au moment où Gregorio Taco, le riche marchand mais aussi propriétaire de momies puissantes et renommées, est alcalde du village.

« se juntaron a la casa de Gregorio Taco, quien se allava de alcalde mayor entre los principales que fueron Matheo Quecaña, Matheo Maquito, Benito Andaguarani, Pasqual Lazaro,Juan Guanco, Diego Cavanade Andagua, asiendo caveza  el dicho Gregorio Taco, lo mandaron a este confesante que no cobrase mas que quatro pesos y sujeto a esta orden los cobro[]. » (Procès d'Andagua, f. 151v)

Suite à cette décision, les autorités provinciales essaient d’obtenir, en vain, les arriérés de tribut et les envoyés du corregidor essuient à chaque tentative des fins de non-recevoir qui tournent parfois à l’affrontement.

« []y que en el tiempo que ha governado este provincia Don Juan Bauptista de Zamorategui es cierto que el comun de yndios de dho pueblo se negaron [sic] a la paga de las sobras de tributos, y lo mas a que se sujetaron fue haserles obligacion de mill y seiscientos pesos[...]y quando los han querido estrechar se han amotinado y leuantado contre los corregidor o los juezes que a este efecto iban a dho pueblo. » (Procès D'Andagua, f. 180r)

Aussi, les idolâtries n’entrent en scène, subitement, qu’en 1751, lorsqu’un nouveau corregidor, Josef de Araña, entre en fonction. Durant toute cette année, il mène dans sa province une enquête au sujet des habitants d’Andagua. Espagnols et Indigènes de la province témoignent de la désobéissance et de l’orgueil des Indiens de ce village. Ils insistent surtout sur la profonde idolâtrie d’un village où « tous » sont réputés être d’infâmes sorciers. Mauvais payeurs et insoumis, les Indiens d’Andagua sont aussi adorateurs de momies et jeteurs de sorts, le tout sous la férule du même Gregorio Taco dont l’influence se révèle ainsi doublement néfaste.

L’idolâtrie devient alors le principal grief contre les insoumis et le contentieux fiscal passe au second plan. L’affaire change ainsi de tournure et la masse documentaire accumulée au sujet des idolâtres d’Andagua permet à Araña, au nom de la Croix, d’intensifier la répression pour enfin mater, très rapidement, les rebelles. Aussi, l’idolâtrie des Indiens – qui n’est aucunement découverte mais connue de tous et depuis longtemps – n’est ni le moteur de la révolte, ni le motif de la répression : ce n’est qu’un outil juridique de dernier recours permettant de mater efficacement une insoumission qui dure depuis six années. Ce n’est d’ailleurs pas un cas isolé. J’ai également travaillé deux autres procès(24) pour sorcellerie survenus dans la province d’Arequipa en 1788 et 1821 qui peuvent se lire de la même façon : les croyances indigènes sont utilisées comme une arme répressive afin de résoudre un conflit politique, mais ne constituent pas un grief en soi.

L’amalgame entre indien révolté et indien idolâtre fait par Marzal et Salomon ne tient pas. La révolte d'Andagua ne contient aucune revendication d'ordre identitaire et la religion ne constitue en rien un moteur et encore moins un motif de la rébellion, pour la simple raison que les pratiques hétérodoxes indigènes, banales et quotidiennes, se pratiquent au XVIIIe siècle en toute indifférence. Les procès d’Andagua montrent la renommée des sorciers de village : tous les habitants du Condesuyos – Espagnols compris – ont recours à leurs services depuis plusieurs générations. De même, les autres procès pour idolâtries et sorcellerie de la région montrent des pratiques courantes et connues de tous. Celles-ci sont bien insérées dans le cadre de la religion villageoise de la fin de l’époque coloniale et ne s’inscrivent pas en marge de la société ; elles ne sont pas une « dernière frontière » de la culture autochtone comme on le voit souvent écrit. Non pas par laxisme, car les curés, comme le montrent de nombreux procès les inculpant, n’hésitent pas à dénoncer et à punir les actes déviants qui troublent la « bienséance » du village. Les badinages amoureux, l’ivrognerie, l’absentéisme à la catéchèse ou aux offices sont réprimés sans hésitation ; mais l’idolâtrie et les superstitions n’apparaissent pas dans la liste des vices du quotidien. Il semble en effet que les pratiques hétérodoxes des Indiens, et même le culte aux ancêtres, voire aux momies tel qu’il se pratique alors, ne constituent plus un défi à l’autorité de l’Eglise et ne remettent pas en cause la mainmise effective du Christianisme sur les villages. Au XVIIIe siècle, l’Église s’est en effet imposée, en partie, là où elle le voulait et le devait afin de s’enraciner au cœur du village. Elle garde les mœurs et la morale tant que faire se peut, gère les grandes étapes de la vie, scande le quotidien, impose son rythme au temps, contrôle les funérailles, encadre la mort. Le curé, qui s’impose comme un des intermèdes indispensables avec le monde du sacré et en tant qu’autorité politique prééminente, est le personnage central du village, et à travers lui, c’est bien la Croix qui domine. Et il faut également considérer la promiscuité qui règne entre tous les villageois et les nombreuses relations quotidiennes qui les unissent pour comprendre que le monde du curé et celui des adorateurs de momies ne sont pas séparés. Si l'on considère Gregorio Taco non pas uniquement par le prisme des graves accusations qui lui sont faites, on le découvre (il suffit de lire tout le document) éduqué – il parle, lit, écrit le castillan – et impliqué dans la vie religieuse du village en tant que majordome de la confrérie de Saint François. Il est aussi l’ami proche de Juan Delgado, assistant du curé d'Andagua et l’une des seules personnalités du village à protester comme la violence de l'expédition punitive du corregidor en 1752, défendant « sorciers » et « sorcières » quand ceux-ci sont accusés et lâchés par tous les Indiens du village, se révélant finalement fort timorés devant la répression. Quant au curé du village, Juan de Villanueva, victime selon certains témoins d’un atroce sort maléfique lui ayant coûté les yeux, il ne doit pas ses peines à son statut, à sa fonction ou à un quelconque rejet de ce qu'il représente. Un procès datant de 1750 le montre aux prises avec la communauté d’Andagua : il est accusé d'exploiter des Indiens de force sur des terres communautaires qu'il s'est approprié(25). Fait rarissime dans l’histoire de cette province, il est reconnu coupable, mais il reste, malgré tout, en poste à Andagua. Aussi, la vindicte populaire – en acceptant que le curé ait été effectivement mutilé – vient de ce qu’il a fait, non de ce qu’il est.

Aussi, les curés ne sont pas ces horribles zélotes jouant du bâton véhiculés par une certaine légende noire souvent reprise à bon compte par les historiens tel Nicholas Robins déjà cité. Sur les 25 procès inculpant les curés de village que j'ai analysés, qu'ils soient coupables ou innocents des faits reprochés – souvent la violence ou des écarts de comportement –, ils sont systématiquement soutenus, voire secourus, par les Indiens du commun ; nous y reviendrons.

Pas plus que les facteurs démographiques ou économiques, la religion n'est un élément distinctif déterminant et permettant de catégoriser les individus. L'Indien n'est pas un chrétien de façade refoulant son idolâtrie, ses « vraies croyances » derrière les faux semblants, comme l'historiographie andine l'a longtemps véhiculé (Griffiths, 1998 par exemple). Toutefois, je ne pense pas non plus que l'on puisse considérer que le christianisme ait fait table rase jusqu'à faire des Indiens des chrétiens exemplaires, voire des bigots – tendance assez récente de l'historiographie (Estenssoro Fuchs, 2003) aussi peu nuancée que l'interprétation inverse. Le christianisme villageois, tel qu'il se pratique dans toutes les sociétés rurales de cette époque, ne peut se penser de façon dichotomique, en termes d’orthodoxie ou de rejet pur et simple. Dans les villages du Coropuna, les volcans et les momies sacrées siègent aux côté du Christ, de la Vierge, de Santiago et d’une armée de saints dépositaires d’un large pouvoir, ce qui est bien une caractéristique intrinsèque du catholicisme populaire qu’observait déjà William Christian (1981) au sujet de la Castille du XVIe siècle.

Quant aux Espagnols, les sources montrent bien qu'ils ont recours aux compétences indigènes en matière de divination ou pour les rituels visant à s'attirer la bonne fortune, mais, plus encore, il semble, tout comme l'observait pour le Mexique Solange Alberro (1992), qu'ils croient également aux pouvoirs des montagnes et des momies, au même titre que les Indiens croient en ceux des Saints ; aspect essentiel de la vie au village qui reste à travailler.

B. Indien rebelle

Au final, si la révolte d'Andagua est exceptionnelle, ce n'est pas par ce qu'elle véhicule. C'est l'événement en lui-même qui est extraordinaire, car l'histoire de la région, à ma connaissance, montre qu'il est le seul soulèvement décidé et concerté qu'ait connu le Condesuyos. La seule autre insurrection que connaît la province – aussi violente que brève – est menée par le Métis Manuel de Valderrama à Chuquibamba en janvier 1781, au moment où Tupac Amaru demande, sans succès, aux caciques du Condesuyos de se soulever(26). Il y a, certes, des mouvements de violence, des émotions populaires, qui visent en général le corregidor et ses envoyés lorsque, comme à Andagua, ces dernières exigent – souvent avec une grande violence – le montant du tribut ou les impayés des repartos. Ainsi, dans les années 1770, les villages du Condesuyos connaissent tous des épisodes de violence spontanés :

« []quemaron en Chuquibamba una noche al corregidor Berdeguez su  casa poniendole fuego por las quatro esquinas apenas salió el en camisa. Qual fué el motibo de esto [] lo pucieron en terminos de que le quitasen la vida. Tambien en unos de los anejos de Salamanca curatto de estta prouincia que llaman Quechualla y Velinga, sino sale de alli huiendo. Lo mismo quicieron hacer con el los yndios de Andaray, aunque no llegaron a romper y amotinarse. El año pasado de settecienttos settentta y seis por el mes de agosto en los pueblos de la cordillera de Guancarama, que son tambien de estta prouincia quisieron los yndios el dia de la asumta quittar la vida a Don Juan Basurco theniente de comicion y cobrador del corregidor Don Agustin Gurruchaga, porque en aquel dia tan grandes, y tan solemne quiso dicho theniente Basurco cobrar el reparttimiento del corregidor y ponerlos en la carcel, y embargarlos, y si el corregidor Gurruchaga no pasa con mas de veinte hombres a pacificar los yndios, y a favoreser a su theniente Don Juan Basurco acaso hubieran muertto. Al mismo corregidor Gurruchaga en la doctrina de Pampacolca, tambien se le amotino la gente pocos meses anttes por que les cobraba con violencia. Alli por defenderse quasi matta Gurruchaga a un alcalde a palos. » (Informes hechos por los curas de indios  de este obispado sobre los incombenientes que trahen consigo los repartimientos de los corregidores 1778,  ff. 140r-v)

Mais en général, malgré un quotidien de misère, une pression fiscale écrasante, les abus répétés des autorités, les Indiens se conforment à ce que l'on attend d'eux : la servilité. Et s’il y a des révoltés dans la seconde moitié du XVIIIe siècle au Condesuyos, ce sont les curés d’Indiens. Qu’ils prennent la plume pour écrire au Roi afin de dénoncer les violences des corregidores(27), ou qu’ils s’opposent de façon plus frontale et parfois violente aux autorités provinciales ou villageoises – un curé d’Andagua aurait même fait feu sur un corregidor(28) –, les documents montrent des curés frondeurs. Ainsi, toutes les affaires judicaires inquiétant les curés de village du Condesuyos suivent le même schéma : une première plainte est déposée à leur encontre par le cacique, en général au nom de la communauté. Très vite, les Indiens se désolidarisent du cacique et se mobilisent en faveur de leur curé. Au final, si les méfaits du curé ne sont pas toujours désavoués, il apparaît que ces derniers ne sont pas le fond du problème : ils ne sont que des arguments, des prétextes, utilisés à des fins politiques par les caciques pour déstabiliser les curés, et non pas pour défendre la communauté. Tous les exemples montrent en effet que les curés s’opposent violemment à la domination souvent arbitraire des caciques et s’évertuent à saper leur autorité. Aussi, les sources indiquent-elles clairement que dans le cadre des luttes de pouvoir, les Indiens, notamment car les caciques sont de plus en plus compromis avec les corregidores, se rangent désormais derrière les curés qui ont tendance à accaparer la légitimité du pouvoir et à s’imposer comme les figures centrales du village – non seulement comme fer de lance de la contestation, mais aussi par leur poids économique – nombre d’Indiens trouvent des compléments de revenus en servant l'église du village – et, bien sûr, religieux (Duchesne 2008 : chap. VII).

Aussi, un homme comme Bruno Durán, curé d’Andagua pendant plus de 30 années, est-il inculpé au moins sept fois au cours de sa carrière – c’est du moins le nombre de procès le concernant que j’ai retrouvé. Accusé d'actes violents, d’ivrognerie, de procéder à des « excommunications » (sic), de manque de respect, d’extorsion, d’usage abusif de la main d’œuvre, d’entretenir des relations avec plusieurs femmes du villages, il apparaît, en fait, que ses exactions concernent surtout la famille des caciques d’Andagua, les Uchuquicaña, et celle du village voisin de Chachas, les Casquiña. L’imbroglio judiciaire entre les différentes parties s’étale entre 1773 et 1774, les Indiens prenant partie pour Durán qui, d’une manière certes véhémente, est surtout coupable de les protéger des écarts et des abus des caciques et des envoyés du corregidor. Le témoignage d’un Espagnol du village de Viraco rend bien compte de la situation :

« []estando la gente congregada en la plasa el cura Dr Dn B Durán les dijo en alta bos estas palabras no le obedescan al cacique ni le oygan ni le pongan seruicios ni le siembren sus chacras ni menos bayan los alcaldes a su casa y si acaso dho casique quisiere qe le siembre sea pagando su plata[].» (Autos seguidos en el Pueblo de nra Sa de la Asumpcion de Andagua y en la doctrina de Chachas por ynforme del Gral Dn Joseph Sanchez de Yerba, 1773. AAA, 3-5-2, leg. 2, f.12r)

Le fond de l’histoire est souvent l’usage de la main d’œuvre indigène mais aussi, encore et toujours, les impayés du tribut ou des repartos, que caciques et corregidores s’acharnent à recouvrir.

Néanmoins, si Bruno Durán prend systématiquement la défense des Indiens, se fait volontiers frondeur à l'égard des exactions que subissent ses ouailles, il n’est pas pour autant  rebelle face au système. Quand au mois de mars 1781 Tupac Amaru menace le Condesuyos, Durán appelle les prêtres de tout l’évêché à prendre les armes, fait travailler les Indiens d’Andagua – endroit stratégique dans cet épisode – à la construction de tranchées défensives et est présent, comme bien des curés du Condesuyos, avec ses Indiens et aux côtés du corregidor à la bataille d’Orcopampa(29).

Aussi, la fronde d'Andagua et les quelques jacqueries du Condesuyos ne renvoient pas dos à dos le monde indien et le monde espagnol(30). Bien au contraire, les émotions populaires du  Condesuyos permettent d'observer la porosité des deux mondes et une société villageoise pétrie par les ambiguïtés sociales et culturelles et les antagonismes. Antagonismes qui n’opposent pas les Espagnols aux Indiens, les colons aux colonisés, ni même les élites au petit peuple – les frontières politique/sociale/ethnique/économique sont très ténues. Ces antagonismes illustrent plutôt, on l'observe dans tous les procès étudiés, une résistance aux forces normalisatrices et uniformisatrices, un conflit, sur fond de misère, entre le centre du pouvoir et la périphérie.

 

Conclusion

          Au sein d'un univers fort impressionniste, il est finalement très difficile, à la lecture des sources écrites, de savoir qui est qui et à qui l'on a à faire. Indien, Métis, Espagnol ne peuvent être catégorisés objectivement si ce n'est par leur statut fiscal – ce qui reste pauvre de sens. Et même la catégorisation faite par l'administration est à considérer avec prudence – les Indiens essayant d'échapper à leur statut en se faisant enregistrer comme Métis(31), voire même comme Espagnols(32).

Aussi, dans les descriptions, et au-delà des signes physiques évidents, les Indiens du Coropuna ne se distinguent guère, au quotidien et en public, par leur comportement, si ce n’est – mais ce ne sont là que les poncifs d'usage qui ponctuent tous les documents – par l'ivrognerie, l'ignorance, l'indolence, une certaine liberté sexuelle et quelques superstitions ; bref par une certaine rusticité qui, au final, ne choque guère des colons imprégnés par une culture rurale européenne taxée des mêmes défauts(33). Mais ni la religion, ni l'insoumission, ni le retrait du monde hispanique, éléments souvent présentés comme des traits caractéristiques et distinctifs, ne permettent de catégoriser l'Indien par rapport aux autres composantes de la société villageoise.

Peut-on alors estimer qu’empêtrés dans la pauvreté et l’infortune, les Indiens du Condesuyos ne peuvent pas, au XVIIIe siècle, « se payer leur indianité » – selon la formule d’Anath Ariel de Vidas (2002) au sujet des miséreux Teenek de la Huastèque (Mexique) ? Pour peu que l’ « indianité », création intellectuelle du XXe siècle, ait un sens pour les paysans andins du XVIIIe siècle.

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Notes de fin

1) Voir en particulier, les travaux suivants : Saignes Thierry (1992), Galinier Jaques et Molinié Antoinette (2006) et Robin-Azevedo Valérie, Salazar-Soler Carmen (2009).

2) C’est ici une référence à l’un des ouvrages fondateurs de la microstoria : Ginzburg Carlo (1980). Le fromage et les vers. Paris : Éd. Aubier. Voir également Levi Giovanni (1989), Le pouvoir au village. La carrière d’un exorciste dans le Piémont du XVIIe siècle. Paris : Éd. Gallimard.

3) Référence à un autre ouvrage pionnier de la microhistoire : Corbin Alain (1998). Le monde retrouvé de Louis-François Pinagot. Sur les traces d’un inconnu (1798-1876). Paris : Éd. Flammarion.

4) Voir Duchesne 2008. Cette source est actuellement en cours de publication.

5) Hormis quelques pages de ma thèse (Duchesne, 2008), il n’existe pas de synthèse sur l’histoire du Condesuyos. Une première source à étudier est la visite de l’intendant Alvarez y Jimenez effectuée en 1790 (AGI, MP-Libros Manuscritos, 44 et AGI, AGI, MP-Peru-Chile, 124), en partie publiée par l’historien Barriga (1946).

6) Sur la « verticalité andine » et la propension des Andins à occuper un maximum d’étages écologiques afin de s’assurer l’accès à un maximum de ressources, voir les travaux de John Murra, notamment Murra 1975.

7) Voir en particulier les procès pour idolâtries survenus dans la province de Cajatambo au 17e siècle et publiés par Duviols (1986, 2003).

8) Padrón de los feligreses de la doctrina de San Juan Baptista de Sibayo, 1785. AAA 3-4-11, leg. Unique.

9) Une retasa (recensement) de 1658 du village de Pampacolca décrit ainsi l’organisation des 25 ayllus de la communauté indigène.  Libro de Matrícula y Contribución Personal. Arequipa, Matricula de Condesuyos. AGN Libros de Cuentas H-3 leg.345, libro 1228. 1635-1818, ff. 182r-183r.

10) En 1586, Ulloa de Mogollón (1965),  corregidor de la province voisine de Collaguas dresse un tableau semblable de l'organisation sociale des communautés indigène qui, selon lui, est identique à celle en vigueur sous les Incas.  Pour un point détaillé, voir Duchesne 2005.

11) Le curé du village de Chachas ainsi l’organisation de son village en 1774 : « Dn Matheo Lupacca, cacique governador de la parcialidad de urinsaya, oriundo vecino de este mencionado pueblo de Chachas qe posa por la calle bajo de la yglesia donde tiene sus casas demorada [» ;  « Dn Asensio Guaccha Curi casique governador de la parsialidad de Anansaya oriundo de es todho pueblo que posa en la calle arriba de la yglesia donde tiene sus casas demorada [» in Ynformacion sumaria manaba reciuir por el Yltmo Snr Dr Dn Manuel Abad y Yllana dignissimo obispo desta diocesis […], 25/08/1774. AAA 3-5-4, leg.unique, f. 7v et 11v.

12)« En este pueblo no tienen noticia de donde vinieron poblarlo »Respuestas al interogatorio enviado al cura de Andahua [], 1812. AGI, Lima 1598 [document introuvable]. Publié par Millones Luis, « Economía y Ritual en los Condesuyos de Arequipa : Pastores y tejedores del siglo XIX » in Allpanchis, n°8, Cuzco, 1975, pp. 45-66, p. 60.

13) Les données suivantes ont été obtenues à partir des padrones des différents villages du Condesuyos retrouvés à l’AAA. Pour plus de détail, voir Duchesne 2008.

14) Cette unité de mesure est imprécise et variable selon les endroits : le topo « usuel » représente 34,93 ares, celui de Cuzco 27,2 ares, celui de Puno 46,08 ares. Voir Worldweightandmeasure,Handbookforstatistician, United Nations, Departement of economic and social affairs. Statistical office of the United Nations. Statistical Papers, series M No. 21 Rev., New York, 1966. En l’absence de renseignement sur le topo « du Condesuyos », la taille des champs n’est indiquée que pour avoir un ordre de grandeur permettant les comparaisons.

15) Autos de capitulos puestros por los indios de la doctrina de Viraco contra el Lizdo Don Ambrosio Dias su cura propio, 3 mars 1780, AAA 3-5-9, leg. 2, f. 3 r.

16) ADA, Condesuyos, Jueces Notariales n°4, 1714-1791, ff. 94-97.

17) idem, ff. 264-267.

18) Alvarez y Jiménez in Barriga, Memorias II, p. 23 et 31.

19) ADA, Condesuyos, Jueces Notariales n°4, 1714-1791, ff

20) ADA, Condesuyos, Jueces Notariales n°4, 1714-1791, f. 671r.

21) Alvarez y Jiménez, in Barriaga, Memoria II, op.cit. p.22., 33, 53, 54, 55.

22) Document sans titre, ADA, Condesuyos, Jueces Notariales n°4, 1714-1791, f.142.

23) Karen Spalding (1974) De indios a campesinos : cambios en la estructura social del Perú colonial. Lima : Éd. IEP.

24) Autos seguidos criminalmente contra unos indios del pueblo de Lluta sobre el delito de idolatria, Yura, Arequipa, año de 1788. BNL, C4284 & Expediente sobre hechizos en el pueblo de Lluta (1821). BNL, D11807.

25) « Don Carlos Tintaya cacique gobernador y principal del pueblo de Andagua […] », 1750. AAA, 3-5-2, leg. 1.

26) Deux très beaux document permettent d'apercevoir l'histoire du Condesuyos au moment de la révolte du Tupac Amaru :  Al virrey del Perú. Que proponga el premio o distincion a que regule acrehedores pr sus servicios en las ultimas revolucion de aquel reyno a el cacique de Pampacolca, partido de Condesuyos y a su hixo el dr dn Bernardino Pumacallao. AGI, Lima 1000 Expedientes e instancias de partes. 1786-1788 ; Diario historico de los echos gloriosos de Don Pedro Ygnacio de Elguea Coronel del Regimiento de Milicias de Ynfanteria del Principe de Asturias nuevamente erigido Corregidor y Justicia mayor por SM de la provincia de Condesuyos de Arequipa, theniente de capitan General y Comandante en Jefe de sus armas y milicias en ella ; y lealtad acreditada de sus provincianos que dan gloriosa fama a la Nacion Española y feliz exesitto a las armas de nuestro Catholico Monarca Don Carlos tercero que Dios guarde. AGI, Cuzco 29 : Cartas, correspondencia y expedientes sobre rebeliones, 1781-1807.

27) Informes hechos por los curas de indios  de este obispado sobre los incombenientes que trahen consigo los repartimientos de los corregidores 1778.

28) « […] y sucedio a siertto cura de Andagua tres leguas distantes de mi doctrina de Chachas, a quien por amparar a sus yndios hubo de mattar un corregidor si prende fuego en un trabuco que inttentto dispararle. », idem, f.14r

29) « […] el cura de esta doctrina doctor don Bruno Durán […] mandó que todos los ecclesiasticos de este obispado estubiesen prontos y dispuestos para que quando la necesidad y urgencia lo requieriese, tomasen la armas en defensa de la Religion Catolica del Rey y de la Patria […] concurrio con sus yndios feligreses que tiernamente le aman a construir unas trincheras de piedra bien anchas en el lugar ventajoso que domina las llanuras de Andagua. » in Diario historico de los echos gloriosos de Don Pedro Ygnacio de Elguea Coronel del Regimiento de Milicias de Ynfanteria del Principe de Asturias nuevamente erigido Corregidor y Justicia mayor por SM de la provincia de Condesuyos de Arequipa, theniente de capitan General y Comandante en Jefe de sus armas y milicias en ella ; y lealtad acreditada de sus provincianos que dan gloriosa fama a la Nacion Española y feliz exesitto a las armas de nuestro Catholico Monarca Don Carlos tercero que Dios guarde. AGI, Cuzco 29 : Cartas, correspondencia y expedientes sobre rebeliones, 1781-1807, f. 9r.

30) Nous sommes en cela fort éloignés de la situation que connaissent certaines régions des Andes à la même époque, telle la province de Tarma, dans les Andes centrales, en proie à la violente révolte – cette fois clairement dirigée contre l'ordre colonial – du bien nommé Juan Santos Atagualpa Apuinga Guainacapac. Sur cette vive rébellion idolâtre ayant lieu sur une « terre frontière », se référer à AGI, Lima 444 et 541.

31) Par exemple, un certain Ignacio Soto d’Ichupampa, village de la province voisine de Caylloma, réussit –  après plusieurs années de cavale, pendant lesquelles il apprend à lire et à écrire et s’invente, grâce à la complicité d’Espagnols d’Arequipa, une parenté hispanique fictive –  à bénéficier du statut de Métis et d’échapper au tribut. « Ignacio Manrique vecino de esta ciudad solicita se le exima del pago del tributo por ser meztizo ligitimo […] » 22/09/1722, ADA, Corregimiento. Causas Ordinarias, leg. 14, E. 234, ff. 4r-v.

32) Un padrón – non classifié de l’AAA –du début du 19e siècle effectué dans la paroisse de Sachaca, proche d’Arequipa, montre que des individus spécifiés « Indiens » ont le statut d’ « Espagnol ».

33) Voir, entre de nombreux ouvrages, Muchembled, Robert (2003[1978]). Culture populaire, culture des élites dans la France moderne (XVe-XVIIIe siècle). Paris : Éd. Flammarion.

Bibliographie:

Archives de lArchevêché dArequipa (AAA)

AAA, Procès dAndagua, non classifié, non catalogué. En cours de publication.

AAA 3-4-11, leg. unique. Padrón de los feligreses de la doctrina de San Juan Baptista de Sibayo, 1785.

AAA, 3-5-2, leg. 1. « Don Carlos Tintaya cacique gobernador principal del pueblo de Andagua [] », 1750

AAA, 3-5-2, leg. 2. Autos seguidos en el Pueblo de nra Sa de la Asumpcion de Andagua en la doctrina de Chachas por ynforme del Gral Dn Joseph Sanchez de Yerba, 1773.

AAA 3-5-4, leg.unique.Ynformacion sumaria manaba reciuir por el Yltmo Snr Dr Dn Manuel Abad Yllana dignissimo obispo desta diocesis [], 25/08/1774.

AAA 3-5-9, leg. 2 Autos de capitulos puestros por los indios de la doctrina de Viraco contra el Lizdo Don Ambrosio Dias su cura propio, 3 mars 1780,

Archives Départementales dArequipa (ADA)

ADA, Corregimiento. Causas Ordinarias, leg. 14, E. 234,

ADA, Condesuyos, Jueces Notariales n°4, 1714-1791

ArchivesGénéralesdesIndes (AGI)

AGI, Cuzco 29 : Cartas, correspondencia y expedientes sobre rebeliones, Diario historico de los echos gloriosos de Don Pedro Ygnacio de Elguea Coronel del Regimiento de Milicias de Ynfanteria del Principe de Asturias nuevamente erigido Corregidor Justicia mayor por SM de la provincia de Condesuyos de Arequipa, theniente de capitan General Comandante en Jefe de sus armas y  milicias en ella ;lealtad acreditada de sus provincianos que dan gloriosa fama la Nacion Española feliz exesitto las armas de nuestro Catholico Monarca Don Carlos tercero que Dios guarde.

AGI, Lima 1000 Expedientes e instancias de partes. 1786-1788 Al virrey del Perú. Que proponga el premio distincion que regule acrehedores pr sus servicios en las ultimas revolucion de aquel rey no el cacique de Pampacolca, partido de Condesuyos su hixo el dr dn Bernardino Pumacallao.

AGI, MP-Libros Manuscritos, 44

AGI, MP-Peru-Chile, 124

 Archives Générales de la Nation (AGN)

AGN Libros de Cuentas H-3 leg.345, libro 1228. 1635-1818.LibrodeMatrículayContribuciónPersonal.Arequipa,MatriculadeCondesuyos.

Bibliothèque Nationale de Lima (BNL)

BNL, C4284. Autos seguidos criminalmente contra unos indios del pueblo de Lluta sobre el delito de idolatria, Yura, Arequipa, año de 1788.

BNL, C4129 Informes hechos por los curas de indios de este obispado sobre los incombenientes que trahen consigo los repartimientos de los corregidores [], Arequipa 1778.

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Ouvrages

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 Pour citer cet article:

Duchesne Frédéric, « De l'ambigüité des catégories socio-ethniques. L'exemple des villages du Coropuna (Condesuyos d’Arequipa, Pérou) à la fin de l'époque coloniale », RITA, N°6: février 2013, (en lígne), mis en ligne le 28 février 2013. Disponible en ligne http://www.revue-rita.com/race-culture/frederic-duchesne.html