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Etre ou paraître indien, les enjeux de la reconnaissance esthético-touristique pour les populations indigènes de Colombie

La généralisation des déplacements touristiques et de la circulation des images notamment exotiques a modelé ce que J. Urry nomme « un regard touristique ». Ce regard emprunt de représentations amène les touristes à visiter le monde avec l'espoir de reconnaître dans le réel ce qu'ils ont déjà vu en image dans leur quotidien.

... En Colombie les visiteurs qui se rendent dans la Sierra Nevada identifient et reconnaissent les populations indigènes telles qu'ils se les représentent.  Mais dans les Andes, à San Agustin ou à Tierradentro, les populations indigènes ne sont pas identifiées comme telles par les touristes. Trop similaires dans leur apparence aux paysans métis qui les entourent, elles ne constituent pas un attrait « ethno-touristique » apparent. Cette présentation entend questionner l'influence de cette reconnaissance au sens d'identification esthético-touristique sur les enjeux cette fois politiques de reconnaissance entendue au sens de C. Taylor notamment. L'émergence du tourisme et de ses enjeux économiques contribuent-ils à re-catégoriser, re-hiérarchiser la diversité en fonction de nouveaux critères liés à l'apparence ?

Mots clés :  Colombie; Populations indigènes; Reconnaissance; Tourisme.

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Marie-Laure Guilland

Doctorante en Sociologie

IHEAL-CREDA (Université Paris 3)

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Etre ou paraître indien, les enjeux de la  reconnaissance esthético-touristique pour les populations indigènes de Colombie

 

 

Introduction

          Cet article entend analyser comment, vingt ans après l'entrée en vigueur d'une constitution qui a fait de la Colombie une nation officiellement multiculturelle et pluriethnique, l'émergence du tourisme dans ce pays vient de nouveau questionner le statut des populations indigènes et leur place dans l'application du multiculturalisme. La Colombie plus que jamais, cherche à ouvrir son économie à l'international. Afin de redonner confiance et d'attirer les investisseurs étrangers, elle se doit de changer son image et dissiper les stéréotypes liés à la violence, la drogue ou les groupes armés irréguliers. Le tourisme, considéré par le gouvernement comme une activité d'avenir pour le pays, est autant envisagé comme une ressource économique à développer qu'un outil servant à redorer l'image de la Colombie. A cet effet de nombreux moyens ont été déployés afin d'encourager des stratégies marketing au niveau national et international. Depuis plus de dix ans les gouvernements aspirent véritablement à faire émerger la Colombie comme une nouvelle destination touristique de premier choix(1). A l'heure où, au niveau mondial, on tente de moraliser l'activité touristique souvent décriée, on voit apparaître de toutes parts de nouveaux des labels aux connotations éthiques grâce à des préfixes et autres termes aux connotations positives tel que « éco » ou « ethno » tourisme ou « tourisme solidaire », « vert » ou encore, parmi tant d'autres, « responsable », « durable ». La figure indigène en Colombie, comme ailleurs, devient alors un attrait touristique supplémentaire puisque souvent associée aux bonnes pratiques que sous-entendent ces modèles touristiques. Il s'agit ici de comprendre quels sont les enjeux de ce développement touristique pour la reconnaissance des populations natives du pays. Je retiens pour cela deux définitions du concept polysémique de reconnaissance.

Je l'aborde d'une part sous sa dimension sociale, politique et identitaire. La reconnaissance qui prend alors le caractère d'un besoin, d'une exigence, d'un jugement positif de soi de la part d'autrui, rentre directement en jeu dans une construction dialogique des identités, qu'elles soient collectives ou individuelles. Comme le souligne parfaitement C. Taylor

« […] l'exigence de reconnaissance prend une certaine acuité du fait des liens supposés entre reconnaissance et identité, où ce dernier terme désigne quelque chose qui ressemble à la perception que les gens ont d'eux-mêmes et des caractéristiques fondamentales qui les définissent comme êtres humains. La thèse est que notre identité est partiellement formée par la reconnaissance ou par son absence, ou encore par la mauvaise perception qu'en ont les autres » (Taylor, 2009 : 41).

Cette conception de la reconnaissance place aujourd'hui ce concept au cœur des tous les débats sur le multiculturalisme, d'autant plus lorsque celui-ci renvoie à l'idée de justice sociale(2).

D'autre part, le terme de reconnaissance peut également renvoyer à l'action d'identifier un objet dont on a une connaissance, une représentation préalable. Cette définition est particulièrement intéressante en contexte touristique où l'effet de reconnaissance supplante souvent celui de connaissance(3). Il n’est pas rare que les voyageurs viennent simplement « reconnaître » des objets, des paysages ou des personnes qu'ils ont déjà perçus en images grâce à leurs lectures, leurs études, ou autres médias. Cela devient d'autant plus pertinent lorsque ces éléments du voyage renvoient à des mythes au sens où l'entend R. Barthes (Barthes, 1957) et font appel à des représentations collectives porteuses de messages hautement symboliques(4), c'est ce qui constitue en partie le « regard touristique » défini par John Urry (Urry, 1996).

Cette recherche repose sur trois études de cas que je mettrai en relation pour faire ressortir les enjeux de reconnaissance (dans le deux sens exposés précédemment) pour les populations indigènes impliquées dans des contextes touristiques différents. Je m'appuie pour cela sur plusieurs mois de travaux de terrain menés dans la Sierra Nevada de Santa Marta (Magdalena) à San Agustin (Huila) et à San Andres de Pisimbala (Tierradentro, Cauca). Ces trois sites où vivent des communautés indigènes sont cependant devenus touristiques grâce aux parcs archéologiques qu'ils abritent. Aujourd'hui pour les promoteurs du tourisme et les défenseurs du patrimoine qu'ils soient étatiques ou privés, les populations indigènes de ces régions constituent autant un frein qu'un atout supplémentaire. C'est à travers des observations sur place, des entretiens avec les différents acteurs impliqués dans ma recherche et la consultation de nombreux documents officiels (rapports et communications entre les acteurs), touristiques (programmes, prospectus), virtuels (sites de tourisme d’agences ou de l’Etat, blogs et forums de voyageurs), promotionnels (publicités, guides de voyage) notamment, que je peux mener à bien la réflexion proposée ici. 

L'objectif de ce développement est de savoir comment l'émergence du tourisme et de ses enjeux économiques contribuent à re-catégoriser, re-hiérarchiser la diversité en fonction de nouveaux critères liés à l'apparence ? Il est question de comprendre comment le fait d'être reconnaissable esthétiquement en tant qu'indigène par les touristes interfère sur la reconnaissance sociale et politique des populations natives du pays ?

 

I. Ethnographie multisituée(5) : suivre les pratiques de reconnaissance des populations indigènes de San Agustin, Tierradentro, et de la Sierra Nevada

A. Les reconnaissances anthropologiques et juridico-politiques.

Dès les années 1960 la Colombie voit naître des mouvements indigènes luttant pour la reconnaissance de leur identité, de leurs droits et la récupération de leurs territoires(6). Ces derniers bénéficient d'un large soutien de la part de nombreux anthropologues et militants qui contribuent à légitimer leurs revendications. Les dynamiques ethniques impulsées dans ce pays participent autant qu'elles profitent d'une convergence transnationale vers l'idée que la diversité culturelle doit être reconnue comme un bien commun universel qu'il faut protéger(7).

Cette reconnaissance scientifique et militante d'anthropologues, de divers OIG et ONG, de fondations et d'autres intermédiaires et courtiers (Bierschenk, Chauveau, Olivier de Sardan, 2000) engendra au niveau national une reconnaissance juridique des populations natives. Les mouvements indigènes et leurs soutiens aboutissent en effet, en 1991, avec l'élaboration d'une nouvelle constitution colombienne, à la pise en charge politique du caractère multiculturel du pays (article n°7). Dès lors les demandes ethniques s'institutionnalisent et les populations reconnues comme « indigènes » acquièrent des territoires sur lesquels elles ont une autonomie politique et juridique en fonction de leurs droits coutumiers et reçoivent des transferts de budget dans le cadre des politiques de décentralisation (Gros, 2003)(8). Les territoires qui font l'objet de cette présentation sont tous trois habités, en partie, par des populations indigènes qui ont toutes acquis la reconnaissance scientifique et politico-juridique dont il est question.

B. Quelle reconnaissance sociale au niveau local ? Quelle cohabitation indigènes / non- indigènes ?

          Il est actuellement intéressant de voir que certaines populations indigènes, en dépit d'une reconnaissance scientifique, juridique et politique peinent à se faire reconnaître socialement par les populations paysannes et/ou métisses locales avec lesquelles elles cohabitent. Ce sont soit leur identité, soit leurs droits en tant qu'indigènes qui sont contestés.

Dans la Sierra Nevada le territoire indigène Kogis / Wiwa (le resguardo Kogi-Asario) et celui des métis ne se superposent pas. Cependant une sorte de cohabitation s'instaure puisque les paysans vivant sur le bas de la Sierra sont les voisins des populations natives. Au delà de certains différends, la relation entre les deux groupes est aujourd'hui cordiale(9). Dans leur discours, les habitants métis de la Sierra Nevada semblent parfois porter un regard condescendant sur les populations natives mais quoiqu'il en soit, ils reconnaissent sans nul doute l'identité indigène de leurs voisins.

A San Andres de Pisimbala la population Nasa est également reconnue dans son identité indigène. Cependant, malgré cette reconnaissance, la cohabitation avec les métis est actuellement très conflictuelle. Depuis 2009 un conflit autour de l'autodétermination et de l'exercice d'une pleine souveraineté indigène sur le territoire (le resguardo) oppose la population Nasa de San Andres de Pisimbala aux habitants métis venus s'installer sur ces terres il y a plusieurs décennies. Au cœur de ces tensions on retrouve essentiellement des revendications liées aux questions d'éducation indigène mais également à la gestion du parc archéologique (autre enclave juridique au sein du resguardo) et au contrôle du tourisme. 

Enfin, à San Agustin, la population Yanacona a soulevé des tensions au sein du village en traçant une route sur une partie du parc archéologique, patrimoine mondial de l'humanité, sans accord préalable. Cette route, ils la justifient en argumentant qu'elle est la seule viable pour pouvoir accéder à leur centre principal, une maloca où ont lieu les réunions politiques et rituelles, mais surtout les cours d'éducation indigène pour les enfants. L'idée que l'UNESCO puisse retirer le titre de patrimoine de l'humanité au parc si la route reste ouverte aux véhicules motorisés circule amplement au sein du village. Face à cette « menace », les habitants de San Agustin craignent de perdre leur meilleure publicité touristique et donc les revenus qui lui sont liés. Depuis, un conflit oppose les villageois métis aux Yanaconas. Ces tensions ont permis de voir que les habitants de San Agustin ne reconnaissent pas l'identité indigène des Yanaconas. Ils s'exclament souvent avec une certaine ironie « Moi, je suis plus indigène qu'eux ! » afin de discréditer la position yanacona et de dénoncer les avantages qu'ils ont acquis en tant que population autochtone légalement reconnue.

 

Maloca de la communauté yanacona de San Agustin

Photo, ML Guilland, 2011

 

C. La reconnaissance esthético-touristique

          Pour finir, j'évoquerai la reconnaissance esthétique liée au « regard touristique » (Urry, 1996) pour laquelle il s'agit d'être identifié comme indigène par les personnes extérieures, visiteurs et touristes nationaux ou internationaux qui sont porteurs de représentations exogènes qui dépendent de références culturelles souvent orientées par les médias, les reportages, les revues, les lectures, les récits de voyages, les films, mais aussi tous documents pouvant vulgariser le savoir anthropologique. Avec le tourisme il arrive que ce ne soit alors plus les personnes visitées en elles-mêmes qui importent mais ce qu'elles signifient et ce qui les rende reconnaissables et donc attractives. Comme le mentionne John Urry « l'attraction n'est pas l'objet [le sujet] lui-même mais le signe se référant à ce qui le désigne comme distinctif » (Urry, 1996 : 16)

II. Avoir l'air indien : quand l'effet de reconnaissance supplante l'effet de connaissance

A. Etre ou paraître indien

          Il s'agit pour cette partie de comprendre comment les apparences des populations indigènes dont il est question vont être en jeu dans leur reconnaissance esthético-touristique vis-à-vis des touristes. Les Kogis et les Wiwas de la Sierra Nevada font aujourd'hui pleinement partie de l'iconographie du pays. Ils symbolisent le « bon sauvage ». Ces populations natives incarnent dans leur apparence l' « indigène authentique », l'image parfaite du « natif écologique » (Ulloa, 2004), un idéal identitaire occidental correspondant à l'idée d'êtres spirituels possédant un savoir ancestral qui les lie à la nature avec laquelle ils vivent en harmonie contre les méfaits de la modernité. Ces populations, largement « ethnologisées » (Doquet, 1999) depuis les années 1940, ont acquis une très grande visibilité au niveau local, national et transnational. Les recherches scientifiques ont constitué leur premier passeport de diffusion vers l'extérieur. De nombreuse ONG, associations et fondations les ont relayées ainsi que plusieurs magazines comme le National Geographic (photo n°1) qui font aussi des Kogis et Wiwas les sujets de leurs reportages. On retrouve même les indigènes de la Sierra Nevada dans une comédie hollywoodienne "The chosen one" dans laquelle les indiens de la Sierra (ici des Arhuacos) détenteurs d'un savoir ancestral doivent initier un new-yorkais pour qu'il sauve le monde (photo n°2)(10).

 

 


 

Photo n°1, des Indien Kogis de la Sierra Nevada de Santa Marta

National Geographic d'Octobre 2004

http://ngm.nationalgeographic.com/ngm/0410/feature3/index.html

 

Photo n°2, affiche du film "The chosen one"

Bande annonce officielle http://www.youtube.com/watch?v=PlLGz67m2jk

Les populations indigènes de la Sierra Nevada symbolisent la diversité culturelle du pays sous un aspect positif et pacifiste. Leur image fait aujourd'hui partie de la cara bonita(11) d'un pays qui a largement besoin de se (re)créer une image de marque. Le président de la république Juan Manuel Santos a participé à promouvoir l'image des indigène de la Sierra comme un symbole fort de l'identité multiculturelle du pays, en partant dans la Sierra Nevada pour recevoir el bastón de mando(12), symbole d’autorité pour les populations indigènes avant même de prendre possession de ses fonctions présidentielles à la Casa de Nariño à Bogotá. L'industrie du tourisme devient à son tour promotrice et bénéficiaire de cette image archétypale des indigènes de la Sierra et contribue, elle aussi, à leur donner de la visibilité. Cette population devient l'icône des promotions touristiques. Rares sont les fascicules, les guides, les blogs, les forums de voyage sur la Colombie qui n'en fassent pas mention.

 

 

Extrait de récit de voyage visant à faire la promotion du trek vers la Ciudad Perdida

dans la Sierra Nevada de Santa Marta.

Source : Guide touristique le Petit futé Colombie 2009-2010, 4ème édition,

Nouvelles éditions de l'Université Domique Auzias et associés, Paris

 

A Tierradentro les touristes connaissent l'existence des Nasas mais ne parviennent pas à les identifier sur leur territoire. Trop proches physiquement et dans leur apparence des métis qui les entourent, ils ne sont pas visibles esthétiquement dans leur différence. Cependant un musée ethnographique à Tierradentro est consacré à la culture Nasa. Ce musée met en scène la civilisation Nasa grâce à l’exposition de vêtements et d’objets d’us et coutumes. Il offre une image des Nasas souvent plus représentative de la population telle qu’elle était il y a 50 ans, comme si les Nasas n’avaient pas changé depuis plus d’un demi siècle. Dans les entretiens menés sur place, il ressort que les touristes à Tierradentro ne se rendent pas compte qu’ils croisent quotidiennement des Nasas puisque ceux qu’ils rencontrent ne correspondent pas à l’image qu’en offre le musée.

 

 

Photo n°4, jeune Nasa (2010)

photo Pilar Borroquez www. Rutaspedagogicas.com

 

 

 

Photo n°5, vêtements traditionnels

nasas du musée du parc

archéologique se Tierradentro

Photo ML Guilland 2011

 

Enfin, à San Agustin la population yanacona n'a pas non plus de visibilité dans la région. En plus de ne pas avoir de légitimité ethnique auprès de la population métisse de San Agustin elle ne bénéficie pas non plus de visibilité auprès des visiteurs extérieurs. J'ai tout de même pu noter une exception lorsqu'il s'agit de prise de Yajé, une plante hallucinogène utilisée par des populations indigènes du département voisin du Putumayo. Lors de mon dernier séjour à San Agustin en août 2011 j'ai rencontré plusieurs touristes et habitants du village qui s'étaient rendus à la maloca yanacona pour une prise de yajé collective qui avait réuni plus de quatre-vingt personnes quelques semaines auparavant. Cette activité rituelle normalement pratiquée par les indiens de la région voisine, a su susciter l'attention et pour une fois la reconnaissance de l'identité indigène yanacona de la part de certains habitants qui jusqu'alors, ne s'y intéressaient pas ou la contestaient. La maloca représente-t-elle le véritable habitat traditionnel yanacona ? La prise de Yajè est-elle vraiment un rituel yanacona ? Là n'est pas l'intérêt de cet exposé. Ce qu'il est cependant important de constater, c'est la reconnaissance identitaire qui émerge lorsque les habitants de San Agustin peuvent associer la population yanacona à des pratiques « exotiques » comme la prise de yajé ou à des symboles « exotiques » comme la maloca qu'ils reconnaissent comme faisant partie du monde indigène tel qu'ils se le représentent.

B. « Rendez-vous en terre inconnue »(13) ou comment consommer l'altérité

L’étrangeté demeure l’énigme du tourisme : elle suscite la curiosité du voyageur prêt à devenir photographe, ethnologue, pionnier, aventurier, etc. Mais de quel type d’« étrangeté » s’agit-il entre un touriste et un habitant du « pays d’accueil » ? […] Si l’étranger que l’on va visiter, sans pour autant prétendre réellement lui rendre visite, n’est plus un autre, à quoi bon sortir de chez soi ? L’étrangeté – sa mise en perspective – est bien l’une des clefs (éventuellement une des recettes) du tourisme. De fait, sa disparition effacerait l’intérêt du voyage, le banaliserait, dispenserait de quitter son propre lieu de vie (Rauch, 2002 : 389).

Aujourd'hui la pratique du voyage se généralise et avec elle le désir d'aller enfin voir ce que, jusque-là, on ne voyait qu'en images. On a aujourd'hui la possibilité et l'envie de se rendre compte par soi-même. Les images exotiques véhiculées par de multiples supports ont pendant un temps été matérialisées dans les musée ethnographiques et à l'extrême par de « vraies gens » au sein des expositions coloniales de Paris ou d'ailleurs jusqu'à la moitié du 20ème siècle par exemple. Si auparavant ce qui incarnait l'étrangeté, l'exotisme, était amené jusqu'à la porte des curieux, aujourd'hui avec le tourisme, ce sont les curieux qui viennent jusqu'aux portes de l'altérité. La perspective du visiteur reste pourtant la même : aller reconnaître cet Autre qui le fascine.

 

 

Photo n°6, 1907, exposition coloniale à Paris

 Source : Onac78, http://plumeacide.over-blog.com

 

 

 

Photo n°7, décembre 2008, touristes étrangers prenant des photos d'une femme indigène et de son enfant lors du trek menant à Ciudad Perdida

Photo : ML Guilland

Les touristes étrangers qui se rendent dans les régions dont il est question sont pour l'essentiel de backpackers de 23 à 35 ans qui voyagent sur une longue période autour du monde ou au sein de l'Amérique Latine. Ces voyageurs manifestent souvent leur motivation pour sortir des sentiers battus(14) et leur quête d'authenticité et d'exceptionnalité lors de leur expérience du voyage. Les fins de semaines prolongées et durant les vacances scolaires, on rencontre de nombreux colombiens à San Agustin et un peu à Tierradentro, pratiquement aucun à Ciudad Perdida où les touristes sont à 90% des étrangers. Sur place, quelles relations entretiennent ces touristes avec les communautés indigènes ?

A Tierradentro il y a très peu d’interactions avec la communauté nasa. Parfois les gardiens des tombes du parc sont indigènes et échangent quelques mots avec les touristes. Il est intéressant de les écouter car les explications qu'ils donnent quant aux vestiges préhispaniques commencent à diverger de celles proposées par les archéologues. Pour la communauté nasa, il s'agit de se réapproprier les savoirs vis-à-vis de ce patrimoine dont elle a été jusqu'alors écartée.  

A San Agustin les indigènes sont hors du paysage touristique. Seuls quelques taitas, des Chamans de la région du Putumayo, attirent l'attention de certains touristes pour les rituels autour du yajé. Cette pratique est devenue très en vogue pour les backpackers venus du monde entier en quête de spiritualité et pour certains colombiens de passage à San Agustin (Uribe, 2008 ; Sarrazin, 2006).

Sur le trek qui mène à la Ciudad Perdida, la rencontre entre indigènes et touristes est plus évidente. Cette marche dure une semaine et coûte plus qu'un salaire minimum colombien (environ 210 euros). Par conséquent, ceux qui entreprennent ce voyage sont parfois des colombiens de classe moyenne-haute lors de vacances scolaires, mais on retrouve majoritairement des étrangers. La majorité des trekkeurs est jeune, car cette marche dans cette

montagne recouverte de jungle requière une bonne condition physique. Lors de ce séjour, les interactions touristiques avec le monde indigène consistent essentiellement en des prises de photos de tout ce qui représente pour les voyageurs la figure indigène : maisons, animaux, enfants et femmes. Les clichés multiplient les associations insolites (Giraud, 2002). Il s'agit de combiner sur la même photo un élément familier comme une bouteille de coca-cola, ou sa propre personne, avec un élément exotique tel que les maisons « traditionnelles », ou les indigènes eux-mêmes. Cette esthétique du contraste vient réaffirmer la dichotomie entre société sauvage / société civilisée et le dualisme moderne nature / culture. La photo qui résulte de ce montage par effet d'oxymore accentue le contraste entre « Nous et les autres » qui, comme il a déjà été évoqué, constitue un des moteurs du tourisme(15). Lors de mes travaux de terrain j'ai été assez surprise de constater que les touristes interrogent peu leurs guides (non indigènes) sur la réalité de populations natives de la région. Ils rentrent au final bien plus en interaction avec l'image de ces derniers qu'avec leur réalité. Il arrive parfois d'observer des touristes donner des bonbons ou des biscuits aux enfants qui en réclament sur le chemin. Le soir, dans les campements où les voyageurs s'arrêtent dormir, quelques uns jouent un instant avec les enfants alors que d'autres tentent des interactions infructueuses avec des femmes venues attendre les restes de nos repas. Nombreux sont les touristes qui expriment leur regret de ne pas avoir plus d'interactions, du moins visuelles, avec les indigènes comme en témoigne cet extrait d'entretien :

« On nous avait dit qu'on croiserait des villages indigènes mais en réalité on a quasiment rien vu ! En plus les indigènes sont très réservés on en a presque pas vus à part les deux adolescents qui portaient nos affaires. Ben, moi j'aime prendre des photos alors j'aurais aimé prendre de meilleures photos d'eux. » (Un touriste irlandais. Extrait d’entretien traduit, janvier 2009)

Le tourisme spirituel est également très présent dans la Sierra Nevada où l'on observe un regain de pratiques new age, (Chavarochette, Demanget, 2008). Les guides expliquent qu'il arrive très régulièrement que des touristes demandent à faire le trek vers Ciudad Perdida afin de rencontrer le mamo, l'autorité spirituelle du lieu, et de recevoir ses conseils et sa protection spirituelle. Cette recherche de spiritualité manifeste plus une volonté de rupture avec soi qu'un désir de rencontre avec l'autre. B. de L'Estoile nous dit que

 « […] parmi les motivations complexes de ce goût [des autres] on peut évoquer le désir de sortir de soi, qui fait chercher dans la culture lointaine des satisfactions que semble refuser la civilisation industrielle qui est la notre, la recherche d'un monde plus authentique, plus proche de nos racines, en communion avec la nature et le cosmos, par opposition à un monde vu comme déshumanisé » (de L'Estoile, 2007  : 25)

Cette appréciation rejoint ce que Céline Cravatte développe dans son article sur l'authenticité et le tourisme (Cravatte, 2009). Elle explique qu'il existe bien un « mythe de l'Autre authentique » reposant sur l’idée d'un « Autre » exotique mais qu'à se mythe s'ajoute également celui du « soi authentique » qui libère le touriste des contraintes quotidiennes. Céline Cravatte s'attache alors à faire la distinction entre « l’authenticité chaude » liée à la sensation de sortir de la société moderne et « l’authenticité froide » qui appartient au registre du savoir, qui se réfère à la qualité des connaissances acquises par les touristes. Lorsque la première prend le pas sur la deuxième cela explique pourquoi en contexte touristique le désir de connaissance se réduit parfois à l'effet de reconnaissance d'un Autre permettant de sortir de son quotidien.

Ces interactions touristiques nous permettent également de comprendre comment le tourisme produit ici ce que Marc Augé appelle une « image identifiante » pour laquelle il s'agit « […] d'identifier des collectivités, les enraciner dans l'histoire, de confronter et d'asseoir leur image, de les mythifier pour que les individus à leur tour puissent s'y identifier – en commençant par les étrangers » (Augé, 1994 : 107)(16). La relation touristique participe souvent d'une réification des relations socialesen simplifiant et en réduisant la relation à l'autre à son image, en l'essentialisant. Cela étant, il n'est pas certain que les populations indigènes soient disposées à offrir plus aux visiteurs, s'accommodant, volens nolens, de cette projection identitaire d' « indigène authentique » qui s'impose par le tourisme. 

III. Vers une re-catégorisation de la diversité. La reconnaissance esthético-touristique, une ressource (pour une reconnaissance) politique ?

A. Le poids de l'esthétique ethnique dans la résolution de conflit : Rendre visible ou mettre en scène l'identité ethnique pour légitimer ses positions

         Le développement touristique est à la source de plusieurs tensions. Dans la Sierra Nevada le tourisme qui est né de manière informelle s'est institutionnalisé par le biais d'agences aujourd'hui légalement reconnues. De nombreux indigènes se rendent compte que cette activité n'est pas vouée à disparaître dans la région. Les débats entre différents leaders de la Sierra Nevada sont houleux à ce sujet. Certains continuent de s'opposer à toute forme de développement du tourisme alors que d'autres envisagent de rentrer dans les circuits de cette activité afin de mieux la contrôler. Même si les désaccords entre les deux parties persistent, une agence indigène vient de se créer afin de permettre aux touristes d'accéder au site de Ciudad Perdida. Les initiateurs de cette entreprise m'expliquent qu'il s'agit pour eux de la seule manière de se réapproprier leur site, de capter eux-mêmes les ressources économiques du tourisme et d'avoir prise sur ce qui est transmis de leur culture.

« Avec une agence [indigène] on veut expliquer ce que nous sommes, ce qu’est pour nous le site sacré, ce qu’est pour nous Ciudad Perdida. Pas comme l’interprètent les anthropologues, pas comme l’interprète n’importe quelle personne qui s’y rend avec le tourisme. Non ! Mais selon notre vision » (leader wiwa promoteur du projet de l’agence indigène. Entretien traduit 2009).

A San Agustin, en guise de compromis au problème de la route, l'Institut Colombien d'Anthropologie et d'Histoire (ICANH) en charge de la gestion du site archéologique, incite les Yanaconas à renoncer d'y circuler en véhicule motorisé. L'institut encourage également la mairie à entreprendre des travaux sur une route alternative pour accéder à la maloca. En échange, les Yanaconas pourraient intégrer la vie touristique du village par l'aménagement d'un chemin devenu piéton et touristique qui mènerait jusqu'à la maloca. L'idée est d'y aménager des stands présentant la culture yanacona, ainsi que d'encourager la communauté à présenter des danses et autres manifestations culturelles. Les Yanaconas deviendraient alors l'attrait touristique indigène de San Agustin. Attrait qui n'existe pas aujourd'hui puisque les habitants de cette communauté ne se distinguent pas en apparence des autres habitants de la municipalité. Cette population indigène en plein processus de re-ethnicistaion y trouverait un appui supplémentaire et gagnerait de la légitimité ethnique auprès de la population locale qui bénéficierait indirectement de ce nouvel atout touristique.

A Tierradentro enfin, les tensions sont telles que l'issue n'est pas encore clairement visible. En ce qui concerne la gestion du parc, les négociations avec l'ICANH prennent du temps mais des actions communes sont de plus en plus envisagées. Les Nasas me disent qu'ils ne pensent pas encore au tourisme mais qu'ils ne veulent pas être utilisés comme attrait touristique sans en avoir la volonté. Ce qui inquiète plus largement les Nasas ce sont les projets touristiques pensés depuis l'extérieur, et que les autorités locales non-indigènes, la municipalité d'Inza notamment, visent à appliquer dans la région. Il s'agit particulièrement du projet OVOP (One village one product) élaboré sur la base d'un modèle de développement local japonais qui entend inclure des pratiques ethnotouristiques(17) afin de promouvoir le développement dans la région.

B. Entre reconnaissance et déni de reconnaissance

La reconnaissance esthético-touristique celle qui consiste à identifier une population en fonction d’une représentation préalable liée à des référents culturels exogènes, sert-elle la reconnaissance politique, ou contribue-t-elle au contraire à une nouvelle forme de déni de reconnaissance ? Au regard des trois situations analysées, on voit que l'apparence des populations indigènes joue un rôle déterminant pour leur prise en compte dans la résolution des conflits autour des questions touristiques. La mise en scène de leur identité pour les visiteurs est souvent inclue ou proposée comme solution pour apaiser les conflits. Cependant, les questions touristiques et patrimoniales impliquent surtout des enjeux liés aux ressources territoriales et de faits identitaires puisqu'il s'agit de populations autochtones. Nous revenons au final aux mêmes revendications que dans les années 1970 où il était question d'ethniciser la question sociale afin de faire émerger des mouvements indigènes luttant pour la récupération de terres et de leurs ressources. Le tourisme pose une fois de plus la question du rôle de l'identité indigène dans les processus de réappropriation territoriale. Cet exposé permet de comprendre que l'activité touristique pousse les populations indigènes à « coller le plus possible à un rôle social déterminé, le déni de reconnaissance prend [alors] la forme de la méconnaissance et de l’invisibilité plus que de la reconnaissance dévalorisante ». Les populations indigènes ne jouant pas le rôle de curiosité touristique continuent à « vivre une forme d'invisibilité, de mort sociale parce qu' [elles] ne répondent à aucune fonction socialement identifiable » (Renault, 2004 : 192).  Le tourisme finit par redéfinir une hiérarchie dans la diversité où ce qui compte est d'avoir une utilité sociale grâce à une apparence exotique correspondant à un signe facilement consommable (Baudrillard, 1968 et 1986). La reconnaissance esthético-touristique renvoie de fait à une forme d'injonction identitaire où avoir l'air indien devient un impératif pour négocier sa légitimité ethnique et territoriale en région touristique. Il s'agit de correspondre à l'image identifiante promue par l'industrie du tourisme et par l'Etat. Le gouvernement colombien, soucieux de promouvoir la Colombie sur le marché mondial du tourisme et d'apparaître comme des bons gestionnaires de la diversité culturelle voit en l'ethnotourisme une véritable solution d'avenir. L'ethnotourisme ainsi promu apparaît comme une stratégie parmi d'autres d'ethno-développement permettant de concilier les impératifs de marché globalisé et la prise en compte de la diversité culturelle. Cette dynamique fait ressortir les deux figures indigènes dont parle S.Rivera et Charles Hale (Hale, 2004). Celle de l'indio permitido qui correspond aux politiques de reconnaissance light. C'est-à-dire l « 'indien que veut voir l'Etat », celui approuvée par le gouvernement qui accepte les politiques d'ouverture liée au multiculturalisme néoliberal et qui sait aussi « ne pas aller trop loin » dans ses revendications.  S  Rivera explique que le multiculturalisme néoliberal amène les mouvements indigènes à acquérir de nouvelles compétences pour conquérir des droits qui donnent souvent une allure sophistiquée à leurs luttes, c'est ce que rend encore plus visible le tourisme ethnique où plus que jamais il faudrait « jouer l'indien ». Face à cette figure de l'indio permitido se trouve celle de l'indio insurrecto, décrié par les gouvernements, qui contestent le multiculturalisme néoliberal tel qu'il est proposé aujourd'hui et continue à se mobiliser pour une meilleure reconnaissance identitaire et sociale.

Dans les cas qui nous intéresse l'indio permitido serait donc celui disposé à patrimonialiser sa culture quitte à l'accentuer pour répondre à une demande touristique répondant elle-même à une demande de marché. J'observe que les trois populations indigènes dont il est question dans cet exposé sont toutes dans la voie de la patrimonialisation de leur culture. Pour ma thèse je m'intéresse d'ailleurs particulièrement à la réappropriation des ressources patrimoniales matérielles ou immatérielles comme stratégie politique afin de légitimer les désirs de (re)appropriation du territoire et de ses ressources. L'identité apparaît plus que jamais comme une ressource politique et les communautés sont aujourd'hui amenées à « se réapproprier leur histoire, à se (re)construire comme ethnie et à adopter une conception patrimoniale de leur territoire c'est-à-dire à le convertir en bien immatériel » (Boccara, 2010). Les parcs archéologiques, la nature et les populations qui les entourent font aujourd'hui partie d'un tout identitaire devenant une ressource incontournable, une sorte de package touristique à ne pas manquer.

 Conclusion

          Afin de conclure, il convient distinguer, comme le font Sébastien Velut et David Dumoulin, une forme d’ethnotourisme réduite à une simple pratique de consommation visuelle de signes ethniques, et un tourisme communautaire qui vise à « construire une capacité des communautés locales à gérer elles-mêmes et donc à organiser elles-mêmes l’accueil des touristes. Les deux modalités, toutes deux qualifiées de tourisme alternatif, peuvent bien sûr se recouper en partie, mais un regard plus précis montre que les acteurs qui travaillent dans les projets sont rarement les mêmes » (Velut, Dumoulin, 2010 : 6). Il est vrai qu'une partie des populations indigènes de la Sierra, de San Agustin ou de Tierradentro se manifeste aujourd'hui pour se réapproprier l'activité touristique dont les communautés constituent elles-mêmes une ressource. Il apparaît que les actions d'auto-patrimonialisation (Liard, 2011) et d'auto-touristification sont moins problématiques lorsqu'elles émanent des acteurs concernés et non plus, ou dans une moindre mesure, d'agents intermédiaires. Il n'en reste pas moins que ces projets de développement du et par le tourisme viennent bousculer les populations indigènes en faisant émerger de nombreuses divergences internes aux communautés, c'est du moins ce que l'on observe dans la Sierra Nevada et à Tierradentro. Reste à savoir si le tourisme, même s'il est communautaire, continuera à engendrer des injonctions identitaires pour des populations natives obligées de rentrer dans une logique de marché pour ne pas se voir imposer des projet touristiques venant de l'extérieur, ou si au contraire, cette activité pourra contribuer à une ethnogenèse au sens où l'entend Guillaume Boccara, c'est-à-dire à la constitution « de nouvelles formations sociales et des sentiments identitaires non pas uniquement instrumentalisés et consciemment produits mais enracinés dans une conceptualisation de l’environnement, de la personne et du territoire singulière et renvoyant à un univers symbolique propre » (Boccara, 2010).  

 

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Notes de fin

(1) En témoignent les portails virtuels des promotions officielles : http://www.colombiaespasion.com/ ou http://www.colombia.travel/fr/

(2) Voir à ce sujet les travaux de Honneth A (2000) La lutte pour la reconnaissance, Paris, Edition du Cerf,  ou de N. Fraser qui fait Le lien entre justice sociale, redistribution et reconnaissance dans son ouvrage du même nom. Fraser N. (2004) Justice sociale, redistribution et reconnaissance, La découverte, Paris

(3) Expression empruntée à Marc Augé lors de sa présentation du 21 janvier 2010 « le tourisme et ses images » au sein du séminaire : Tourisme : recherches, institutions, pratiques. La question des images, EHESS.

(4) Dans le contexte du voyage les touristes aspirent souvent à reconnaître des objets dont ils ont déjà une idée parce qu'ils font partie des mythologies de leur quotidien. En ce sens l'effet de reconnaissance supplante celui de connaissance et selon Barthes fait ressortir « nos servitudes majeures : le divorce accablant de la connaissance et de la mythologie. La science va vite et droit en son chemin ; mais les représentations collectives ne suivent pas, elles sont des siècle en arrière, maintenant stagnantes dans l'erreur par le pouvoir, la grande presse et les valeurs d'ordre » (Barthes, 1957 : 63). Cette citation fait référence à ce que Barthes nomme « l'imagerie générale » encouragée par le magazine populaire Match à propos de l'homme blanc face à sa perception et à sa relation à l'Afrique dans les années 1950. Il s'agissait pour le magazine de retracer l'aventure de Bichon, un bébé qui, durant ces deux premières années, avait parcouru avec ses parents des contrées africaines dans le but de les peindre. Tout comme pour ce reportage, le tourisme et la publicité dont il à besoin pour exister encourage à leur tour la diffusion « d'imageries générales » liée à l'altérité afin d'inciter les touristes à partir reconnaître des objets ou des sujets exotiques dont ils ont déjà une représentation.

(5) Notons qu'il s'agit bien pour cette partie de suivre les pratiques de reconnaissance dans différentes sphères et différents lieux et non pas de comparer les sites. En ce sens il est question d'une analyse multisituée (Marcus, 1995) et non comparative

(6) Les populations indigènes sont considérées comme les populations natives, celles présentent sur le territoire américain avant la conquête.  En Colombie, à l'époque coloniale la couronne a doté ces populations de terres collectives (les resguardos) contre tribu. Plusieurs de ces territoires collectifs ont été démantelés sous la république (libérale notamment) aussi, les populations natives avec le métissage et suite aux diverses politiques nationales d'assimilation ont-elles vu leurs terres et/ou leur culture disparaître. Néanmoins certaines communautés ont toujours su résister et d'autres aspirent aujourd'hui à retrouver et à faire reconnaître leurs terres et leur identité culturelle. L'enjeu pour ces populations est véritablement de faire valoir et reconnaître leurs droits en tant qu'indigènes, mais encore faut-il au préalable et pour certains, être reconnus comme tels. Cet article montre la complexité de ces enjeux de reconnaissance à travers les problématiques soulevé par le tourisme puisque ce dernier vient directement questionner l'identité indigène ce qu'elle est ou est supposé être.

(7) En témoignent les multiples conventions relatives aux peuples autochtones depuis celle de l'OIT en 1989 (convention 169 ratifiée en 1991 par la Colombie) jusqu'à la convention de l'UNESCO de 2005 sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles ou la déclaration sur les droits des peuples autochtones de l'ONU en 2007.

(8) La constitution colombienne octroie également des droits particuliers aux populations afrodescendantes, roms, raizale et, palenqueras du pays, cependant pour cet article, nous nous concentrerons sur le cas des populations indigènes.

(9) Cette région de la Sierra Nevada est particulièrement affectée par la présence de groupes para-militaires. Cet article ne fait pas mention des relations que les populations métisses et indigènes peuvent avoir, ou rejeter avec ces groupes armés irréguliers.

(10) Même si dans son dernier ouvrage : De la visibilité. Excellence et singularité en régimes médiatiques, N. Heinich s'intéresse essentiellement au phénomène de visibilité des Star people, on peut tout de même faire le parallèle avec l'analyse qu'elle propose sur le rôle des médias dans la création de célébrité devenant objets de désirs et de fantasmes et l'importance de l'effet médiatique pour ces populations indigènes qui deviennent elles aussi des objets de désirs et de fantasmes exotiques bénéficiant d'une large visibilité.

(11) Ce qu'il y a de valorisant pour le pays en opposition au côté sombre de son histoire de sa réputation.

(12) Il s'agit d'un bâton remis symboliquement aux personnes représentant l'autorité au sein de la communauté indigène. 

(13) Je fais ici référence à une émission diffusée sur la chaîne de télévision Franc 2, le principe de ce programme veut qu'une personnalité française vivent en « immersion » au sein d'une communauté exotique pendant une semaine sous le regard des caméras. L'intention est de faire « découvrir aux téléspectateurs un peuple lointain, dont la culture et les traditions sont menacées par un mode de vie moderne ». (http://programmes.france2.fr/rendez-vous-en-terre-inconnue/).

(14) En réalité ces touristes sont intégrés à un circuit touristique qu'empruntent tous ceux qui voyagent comme eux. Lorsque je suis sur le terrain, en un point fixe l'ensemble de ces touristes viennent et vont aux mêmes endroits. 

(15) Guilland Marie-Laure (2009), « La fotografía : Práctica reveladora de las interacciones entre indígenas y turistas », Actualidad Etnica revista impreza n°1/ 2009, Bogotá.

(16) Notons que S. Cousin a largement développé cette idée d'image identifiante en lien avec le tourisme lors de son travail de thèse : L’identité au miroir du tourisme. Usages et enjeux des politiques de tourisme culturel. Sous la direction de M. Abélès, 2003.

(17) Le Departamento Nacional de Planeación entend développer le projet OVOP : One Village, one product qui est un modèle de développement à visée locale né à Oita au japon. Tierradentro: “Hacia una experiencia etnoturísticaEs una iniciativa basada en el etnoturismo, aprovechando el hecho que Tierradentro, en el Municipio de Inzá (Cauca), se caracteriza por ser un territorio plurietnocultural que tiene más de 1.500 años de historia.Se destacan aspectos como: el trabajo en comunidad, las iglesias doctrineras (con más de 500 años de construidas) y los hipogeos (galería subterránea o pasajes excavados en laderas rocosas, de carácter funerario). El producto aprovecha e involucra el capital humano de la zona, articulando diferentes personas y culturas (indígenas, campesinos) alrededor de expresiones como bailes, artesanía, y cultivos.

[URL:http://www.ovop.osc.com.co/es-es/movimientoovop/movimientoovopencolombia/tierradentrohaciaunaexperienciaetnotur%C3%ADstica.aspx]

 

 

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Pour citer cet article :

Guilland Marie-Laure, « Etre ou paraître indien, les enjeux de la reconnaissance esthético-touristique pour les populations indigènes de Colombie. », RITA, N°6, février 2013 (en ligne), mis en ligne le 28 février 2013. Disponible en ligne http://www.revue-rita.com/race-culture/marie-laure-guilland.html