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Justice alimentaire à São Paulo : l’intégration des marges périurbaines au système alimentaire métropolitain
Food justice in São Paulo: Integrating peri-urban margins into the metropolitan food system

 

Résumé
À partir d’une approche de géographie des relations ville-campagne, cet article analyse les enjeux liés à la production agricole et à la consommation alimentaire dans le système métropolitain de São Paulo. Dans cette métropole émergente, la nourriture est d’abord consommée, mais également produite, laissant apparaître des usages différenciés du territoire selon les fonctions urbaines à l’œuvre. Deux modèles agricoles se distinguent à l’échelle métropolitaine. Un premier, récréatif, s’apparente à du jardinage urbain qui se diffuse dans les quartiers centraux et aisés. Le second modèle, dont la vocation première est alimentaire, s’inscrit dans une économie locale sur les marges urbaines de la métropole. Entre ces deux modèles s’exercent de nombreux jeux de pouvoir qui permettent de faire la lumière sur les inégalités socio-spatiales à São Paulo. La question de la justice alimentaire est également abordée en tant que logique d’action favorable aux populations marginalisées vivant en périphérie de l’agglomération, dans la mesure où l’agriculture périurbaine représente un potentiel pour l’émancipation de ces acteurs à l’échelle locale.

Mots clés : Agriculture périurbaine ; Marges urbaines ; Mouvement de justice alimentaire ; São Paulo.

Abstract
Using a geographical approach to urban-rural relations, this article analyses the issues related to agricultural production and food consumption in the metropolitan system of São Paulo. In this emerging metropolis, food is first of all consumed, but also produced, revealing differentiated uses of the territory according to the urban functions at work. Two agricultural models can be distinguished at the metropolitan scale. The first one, recreational, is similar to urban gardening which spreads in the central and affluent districts. The second one, whose primary purpose is food-producing, takes part of a local economy which extends on the urban margins of the metropolis. Between these two models we can perceive many power games that demonstrate the socio-spatial inequalities in São Paulo. The question of food justice will also be addressed as a logic of action in favor of the marginalized populations living on the periphery of the agglomeration. Peri-urban agriculture represents a strong potential for the emancipation of these actors at a local scale.

Key words: Peri-urban agriculture; Urban fringes; Food justice movement; São Paulo.

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Angèle Proust

Doctorante en  Géographie
Université Paris 1 Panthéon Sorbonne

angele.proust6[at]gmail.com

 

Reçu : 20 octobre 2019 / Accepté : 28 juillet 2020

 

 Justice alimentaire à São Paulo : l’intégration des marges périurbaines au système alimentaire métropolitain

 

Introduction

            À São Paulo, les inégalités liées aux pratiques alimentaires reflètent les paradoxes d’une métropole émergente. En effet, tandis que les classes défavorisées font face aux risques d’une alimentation inadaptée à leurs besoins nutritionnels, les populations aisées ont accès à une multitude de produits de qualité. C’est donc à partir de la prise en compte des populations urbaines marginalisées dans une meilleure répartition de l’alimentation à l’échelle locale que nous avons décidé d’appréhender l’agriculture des marges périurbaines. Le questionnement scientifique développé s’appuie sur plusieurs champs de géographie humaine, à commencer par celui de justice alimentaire, défini comme une orientation pour transformer le néolibéralisme et le racisme institutionnel des systèmes alimentaires. Le mouvement de justice alimentaire, en tant qu’idéal, constitue une critique radicale qui vise à redonner un rôle central aux petits producteurs dans les systèmes alimentaires (Hochedez et Le Gall, 2016). En ce sens, l’agriculture périurbaine de subsistance est un outil d’approvisionnement considéré comme le vecteur de nouvelles logiques territoriales plus justes de distribution. Cette revalorisation permet de replacer le producteur au cœur d’une gouvernance alimentaire locale, définie comme l’articulation des politiques, des acteurs et des lieux permettant de faire dialoguer la ville, l’agriculture locale et l’alimentation des citadins (Perrin et Soulard, 2014). Nous appréhendons cette gouvernance qui lie ville et agriculture au regard de ses potentialités pour insuffler une démarginalisation des petits agriculteurs de la périphérie de la métropole de São Paulo.

La gouvernance alimentaire locale s’ancre dans une critique des dysfonctionnements du système agro-alimentaire mondial, remis en cause notamment par les nouveaux problèmes nutritionnels de malnutrition et d’obésité qui se diffusent à travers le monde. Au Brésil, la situation interpelle de manière inquiétante les scientifiques, puisque près de la moitié des adultes et un tiers des enfants souffrent de maladies chroniques cardiovasculaires liées à la malnutrition (Levasseur, 2017). Ce constat nous amène à revenir aux années 1970-1980 lorsque les progrès techniques agricoles ont permis de mettre fin aux famines épidémiques en augmentant les rendements. Dès lors, le régime alimentaire de base constitué d’aliments riches en fibres tels que les céréales, les racines et les tubercules fut partiellement remplacé par des régimes simples faits d’aliments transformés, énergétiquement denses et riches en lipides (Delpeuch et Maire, 2004). Ce passage à une seconde phase de la transition alimentaire, s’accompagne de l’avènement d’un mode de vie sédentaire et urbain, limitant progressivement l’activité physique de la population (Popkin, 1993). Ces bouleversements socio-spatiaux brutaux auront des conséquences néfastes sur les populations, dont la perte de repères alimentaires et l’étalement urbain qui s’intensifie dans les périphéries pauvres de métropoles comme São Paulo (Jacobi, 2010). L’activité agricole périurbaine de subsistance apparaît alors comme une solution aux enjeux de la malnutrition, offrant à des populations marginalisées la possibilité de se nourrir sainement, localement et de manière économique.

L’agriculture périurbaine est un thème qui a connu une réaffirmation récente dans les politiques de gestion municipale de São Paulo. Le Plano Diretor Estratégico (PDE) édité en 2014 reconnaît pour la toute première fois la présence de zones à vocation agricole dans les périphéries de la municipalité. En incluant les activités rurales aux politiques de planification urbaine, la métropole donne la possibilité aux producteurs urbains de se positionner et de renforcer leur ancrage spatial. Cette impulsion récente se retrouve aussi dans le projet « Ligue os pontos[1] » qui a pour but de connecter les petits producteurs biologiques de la couronne périurbaine au bassin de consommation à São Paulo. C’est pourquoi, lors d’une première étude de terrain menée à São Paulo de janvier à mars 2019, nous avons voulu travailler avec les différents acteurs qui œuvrent pour le maintien des activités agricoles dans la métropole. Cette étude nous a conduit à percevoir l’émergence d’enseignes alimentaires « alternatives » qui proposent des produits de qualité, souvent biologiques, tout en essayant de recréer un lien socio-territorial entre l’espace de production et de consommation. Puis, lors d’une seconde recherche de terrain menée de février à mars 2020, notre étude s’est plus directement focalisée sur les producteurs plutôt que sur les circuits « alternatifs » de distribution. La plupart des producteurs périurbains enquêtés à cette occasion ont été des populations à la fois précaires et marginalisées par leurs caractéristiques spatiales, sociales, économiques, politiques ou encore culturelles.

Le support institutionnel présenté a permis de jeter les bases d’une reconnexion alimentaire des territoires à l’aide de programmes publics touchant l’agriculture. Cette conjoncture parvient-elle à entraîner un processus de démarginalisation des petits agriculteurs périurbains tout en participant à la justice alimentaire sur le territoire pauliste ? Les contrastes entre deux manières de cultiver la ville, l’une étant une agriculture de subsistance aux fonctions alimentaires et l’autre une forme de jardinage récréative sera mise au cœur de ce questionnement. Pour prendre en compte différents axes de réponse, nous exposerons d’abord le réseau d’acteurs correspondant à notre recherche (Partie I) avant de discuter les relations de pouvoir qui s’exercent entre les différentes pratiques agricoles métropolitaines (Partie II).

I. Une approche systémique pour appréhender un réseau d’acteurs

      Au sein de la métropole de São Paulo, deux principaux modèles agricoles coexistent et différent en de multiples points notamment socio-spatiaux, puisque tandis que le terme d’agriculture urbaine est souvent utilisé de manière englobante (Aubry et Consalès, 2013) et restreint le caractère pluriel des formes de production en ville, l’agriculture périurbaine désigne une plus grande diversité de pratiques et s’étend à toute l’aire métropolitaine, bien au-delà des zones bâties les plus denses. Dans cette conception, l’agriculture périurbaine souligne la vocation alimentaire qui sous-tend la production pour les populations vivant en périphérie. Il s’agit en réalité de la différencier d’une agriculture urbaine qui prend plutôt la forme d’un jardinage urbain au sein de jardins communautaires aux fonctions récréatives et paysagères témoignant de l’élargissement d’une classe moyenne à São Paulo (Giacchè, 2016). Or, cette récente émergence des jardins communautaires dans la métropole tend à occulter que la question alimentaire est fondamentale pour les habitants qui cultivent la périphérie de la métropole.

Notre démarche méthodologique consiste à entrer en contact avec des agriculteurs en pratiquant des observations distanciées et des observations participantes. Cela permet de ne pas interrompre le travail de l’agriculteur voire de l’aider dans sa tâche. C’est grâce à ces observations que nous avons pu identifier deux catégories d’agriculteurs, d’un côté les jardiniers des centres qui pratiquent cette activité comme un loisir et, de l’autre, les agriculteurs périurbains qui subsistent grâce à leur production. Cette dichotomie socio-spatiale de deux modèles s’est faite ressentir dans la temporalité de notre travail, puisqu’il fut beaucoup plus aisé d’entrer en contact avec les jardiniers urbains qu’avec les agriculteurs périurbains. En effet, le propre du jardinage urbain est d’être visible pour servir de levier politique et ainsi s’inscrire dans les débats publics. Il occupe des terrains publics dans les quartiers centraux les plus aisés. Ses protagonistes sont souvent des personnes habituées à parler de leurs actions et qui exercent une profession socialement légitimée - journaliste, professeur, chef de cuisine. A l’inverse, les petits agriculteurs de la périphérie sont beaucoup plus excentrés et difficiles d’accès. Ils exercent rarement une autre profession, tant l’agriculture leur prend beaucoup de temps. Les surfaces qu’ils occupent sont plus souvent des terrains privés qui leur appartiennent ou qu’ils occupent illégalement.

Nous avons souhaité spatialiser la répartition des agriculteurs périurbains face à celle de jardiniers afin de montrer la polarisation de ces deux activités. La carte 1 ci-après montre une répartition équivoque des jardins communautaires majoritairement situés au cœur de la tache urbaine, tandis que les espaces productifs de subsistance sont concentrés sur ses périphéries (cf. carte 1). Les données des jardins communautaires ont été trouvées sur le recensement collaboratif de la plateforme Google My Maps, tandis que les unités agricoles - qui sont pour la plupart des exploitations familiales - proviennent du recensement CensoAgro2017 de l’Institut Brésilien de Géographie et de Statistique (IBGE).

Une autre partie de notre méthodologie consiste à mener des entretiens libres auprès de multiples acteurs qui agissent de près ou de loin pour maintenir l’activité agricole dans la métropole. Nous avons mené vingt-cinq entretiens au total, en interrogant des chercheurs, différents organismes associatifs ou étatiques de soutien à l’agriculture, ou des fonctionnaires municipaux. Nous avons également mené des enquêtes approfondies avec des acteurs qui adhèrent à des jardins communautaires ou parcelles individuelles, en périphérie comme dans le centre. Enfin, nous avons eu plusieurs discussions avec des intermédiaires commerciaux qui prennent part à des circuits-courts biologiques et cherchent à lutter contre l’élitisation du bio en recourant à l'agriculture périurbaine. Parmi eux, l’Instituto Chão a ouvert en 2015 dans le quartier aisé de la Vila Madalena, puis l’Instituto Feira Livre en 2018 dans le quartier moins favorisé de la República. De même, le Ponto de Economia Solidaria do Butantã propose des aliments biologiques issus de petits agriculteurs de l’Etat de São Paulo et le Armazém do Campo commercialise les produits du Mouvement des paysans Sans Terre (MST). Ces lieux solidaires, malgré leur volonté de combattre les injustices d’accès à l’alimentation à cause de critères socio-économiques, restent concentrés uniquement dans les quartiers les plus aisés, situés au centre-ouest de la ville. Ils sont donc très peu efficaces pour combattre la composante spatiale de ces déséquilibres. Conscient du manque d’offre alimentaire dans les quartiers défavorisés, le Mouvement d’intégration Campo-Cidade (MICC) organise des distributions de paniers biologiques et des cours de cuisine naturelle dans les périphéries les plus pauvres de la zone Est (Vila Alpina, Vila Prudente) et contribue à une échelle ultra-locale à la justice spatiale et alimentaire à São Paulo.

carte proust

Carte 1 : Marginalisation spatiale de l’agriculture à vocation alimentaire à São Paulo

La méthodologie appliquée lors de notre étude de terrain nous a permis de rencontrer une grande pluralité d’acteurs et de reconstituer un réseau d’acteurs complexe. Parmi plusieurs scissions au sein de ce système, la principale, qui fera l’objet d'une analyse plus poussée, se situe entre les jardiniers du centre et les petits producteurs de la périphérie. Pour G. Nagib qui a travaillé sur les jardins communautaires du centre en s’inspirant des travaux de David Harvey et d’Henri Lefebvre, le jardinage urbain est une forme de militantisme pacifique qui lutte pour la conquête du droit à la ville dans des espaces publics peu appropriés par la société (Nagib, 2016). Ce mouvement s’apparente à celui de « guerilla gardening » théorisé aux Etats-Unis, qui se développe depuis les années 2010 à São Paulo (Visoni et Nagib, 2019). Contrairement à ce modèle, les espaces cultivés en périphérie qui servent à l’alimentation sont moins considérés en tant qu’espaces de lutte politique, puisque les populations qui les occupent sont des populations marginalisés et exclues qui doivent d’abord subvenir à leurs besoins. Or, l’agriculture périurbaine contribuent autant, si ce n’est plus, à la conquête d’une forme de droit à la ville depuis ses marges. A cet égard, il est question de confronter les deux modèles et de penser l’agriculture périurbaine comme un élément central de la justice alimentaire qui redistribue les éléments des systèmes de distribution depuis le bas. La justice alimentaire est donc une justice spatiale qui entend réorienter le regard vers les marges périurbaines. Dans le sens des travaux de E. W. Soja, la justice spatiale est une manière d’appréhender le territoire par une perspective critique. Ce point de vue sous-entend qu’il y a toujours une dimension spatiale importante dans la justice (Soja, 2009). Il s’agira donc de traiter la gouvernance alimentaire locale à São Paulo comme un vecteur de justice spatiale à plusieurs échelles sur le territoire.

II. Confrontation des formes d’agriculture en ville, vers un idéal de justice alimentaire ?

            La distinction spatiale entre les jardins communautaires urbains et les parcelles agricoles périurbaines nous amène à émettre l’hypothèse de l’existence de deux modèles. Dans la classification ci-après, les critères spatiaux de répartition des modèles sont étayés de critères sociaux, économiques et fonciers, laissant apparaître une classification en trois catégories : jardinage urbain récréatif, agriculture périurbaine de subsistance et un modèle mixte. Pour ce dernier, il s’agit de jardins communautaires situés dans des quartiers défavorisés où l’objectif est tout autant de produire de l’alimentation que de produire un modèle d’idées et de discours.

Les différents modèles de jardinage et d’agriculture à São Paulo exercent une relation plurielle et évolutive, entre complémentarité et rapport de force. Par de nombreux aspects les deux modèles semblent antinomiques, ce qui ne les empêche pas de se rejoindre sur des questions agronomiques et idéologiques liées à l’alimentation. Par exemple, les jardiniers comme les agriculteurs périurbains ont pour principe de cultiver des plantes endémiques du Brésil dans le but de réactiver des formes anciennes d’alimentation, tout en cherchant à diversifier les régimes de consommation. C’est le cas de la culture des plantes alimentaires non conventionnelles (PANC), qui sont des végétaux comestibles, délaissés depuis l'avènement de la nourriture industrielle[2]. Ces plantes sont souvent considérées à tort comme des adventices alors qu’elles ont un potentiel énorme pour l’autonomie locale et possèdent de grandes qualités nutritionnelles voire médicinales. Elles sont consommées à travers tout le Brésil, notamment par des populations indigènes amérindiennes ou du Nord-est. Actuellement, certains mouvements sont en phase de « redécouverte » de ces plantes car elles entrent en connivence avec un recul de la consommation de denrées carnées et la diffusion des régimes végétariens chez les populations aisées et éduquées de São Paulo. De la même façon, les jardiniers comme les agriculteurs activent des réseaux communautaires de connaissance et de voisinage pour développer leurs actions. La constitution de coopératives ou d’associations leur permet de renforcer leur visibilité et de se consolider dans l’espace pour faire face aux pressions de diverses natures. En périphérie, la constitution de circuits ultra-locaux de commercialisation permet de lutter contre les mécanismes socio-spatiaux d’exclusion et de créer un vivrier marchand (Chaléard et al., 1996). L’agriculture périurbaine devient alors un outil de justice alimentaire tandis que le jardinage, qui n’a pas vocation à servir d’aliment, reste un outil théorique qui n’est pas porteur d’un réel apport alimentaire pour la métropole.

Tableau 1 : Modèles de productions urbaines et périurbaines à São Paulo  

tableau proust

On observe donc une certaine connivence entre jardiniers et agriculteurs dans la formulation d’un nouveau modèle alimentaire alternatif, à la différence que ces différents acteurs n’ont pas du tout les mêmes types de moyens pour parvenir à cet idéal. Face aux pressions foncières par exemple, les acteurs qui composent chaque modèle sont très inégalement protégés. Les jardiniers urbains, même s’ils sont exposés à des opérations immobilières, possèdent de nombreux appuis politiques, tandis que les agriculteurs périurbains, qui sont directement victimes de l’urbanisation informelle, possèdent beaucoup moins de relations. Les agriculteurs périurbains souffrent à ce titre de stigmates liés à leur proximité avec les quartiers auto-construits, qui participent à les évincer des réseaux de commercialisation. La qualité des aliments qu’ils produisent est mise en doute par certains intermédiaires ou consommateurs, qui considèrent qu’un produit sain ne peut pas être cultivé en ville et encore moins en périphérie. En réponse, une étude a été menée par la Fondation de recherche de São Paulo (FAPESP) en 2014 afin de déterminer si la concentration d’éléments chimiques provenant de la pollution atmosphérique dans les jardins urbains de São Paulo pouvait être dangereuse pour la consommation. Selon la Professeur Thais Mauad, doctoresse en pathologie à la Faculté de médecine de l’Université de São Paulo (FMUSP) et coordinatrice du projet, la concentration de particules dépend trop de chaque terrain pour donner une réponse globale, mais il semblerait que le danger potentiel soit toujours inférieur à celui des intrants chimiques utilisés en agriculture conventionnelle. Il est d’ailleurs possible d’atténuer considérablement les effets nocifs de la pollution urbaine avec une barrière écologique, comme par exemple une parcelle arborée entre la route et le jardin.

En réalité, c’est surtout le fait que la plupart des agriculteurs périurbains ne possèdent pas de certification biologique authentique qui pose problème pour la commercialisation. Il existe trois types de certification biologique au Brésil. La plus authentique est la certification « supervisée » obtenue après un protocole très strict de transition agroécologique et délivrée par l’Institut Biodynamique (IBD). Les agriculteurs les plus précaires n’ont pas les moyens de cette certification et passent par une certification alternative ou « rotative » qui contourne les vérifications officielles. La principale certification alternative est une « organisation de contrôle social » (OCS) qui requiert la formation préalable d’une coopérative agricole au sein de laquelle les agriculteurs vont se garantir les uns les autres. Ce système n’a bien sûr pas la même considération que la certification supervisée. Par exemple, il ne permet pas aux producteurs de recourir à un intermédiaire commercial pour vendre leurs produits sous l’appellation biologique. C’est sur ce point que l’Instituto Chão — puis, dans la même logique, l’Instituto Feira Livre — s’appuient pour proposer des produits sans pesticides à des prix plus bas que les circuits biologiques classiques. La coopérative agroécologique de la zone Sud (Cooperapas) qui utilise une certification OCS, est un fournisseur important de ces deux structures commerciales. D’après Fabrício, membre fondateur de l’Instituto Feira Livre, le Ministère de l’Agriculture souhaite restreindre au maximum la circulation de ce type de produits. Pour lui, « celle loi est une restriction par le marché qui fait augmenter le prix des produits biologiques » (verbatim, 14 février 2019, trad.[3]).

Beaucoup de quartiers périphériques sont caractérisés comme des « déserts alimentaires », c’est-à-dire des espaces urbains pauvres où les habitants ne peuvent pas se procurer des aliments sains à des prix abordables (Paddeu, 2012). Or, tandis que l’exclusion de l’agriculture périurbaine des réseaux de distribution renforce le manque de débouchés des agriculteurs et prive les périphéries d’un accès juste à une alimentation de proximité, les jardiniers du centre produisent des aliments qu’ils ne commercialisent pas. Les divergences de besoins et de ressources rendent-elles impossible une collaboration entre les modèles et leurs acteurs ? Ce n’est pas l’avis de Claudia Visoni, activiste de la Horta das Corujas dans le quartier de la Vila Madalena, qui explique se battre pour « transformer le paradigme alimentaire et attirer l’attention sur un modèle afin de bénéficier aux populations qui font de l’activisme sans être reconnues » (verbatim, 15 mars 2019, trad.[4]). Pour André Biazotti, chercheur en écologie appliquée à l’Université de São Paulo, « les jardins du centre sont des vitrines pour l’alimentation et l’agriculture et le fait de penser ça dans la ville », (verbatim, 11 mars 2019, trad.[5]) qui n’assurent en rien l’atténuation des défis auxquels sont quotidiennement confrontés les agriculteurs périurbains. Ainsi, la remobilisation de l’agriculture urbaine dans une perspective socio-écologique en fait-elle un outil de justice alimentaire qui ouvre une brèche pour les producteurs marginalisés en périphérie ? Il sera question d’analyser les logiques d’autonomisation et de politisation des pratiques agricoles périphériques afin d’apporter certains résultats de recherche.

 III. Gouvernance alimentaire locale et autonomisation agri-alimentaire des populations marginalisées

            La ville de São Paulo est marquée par de très larges disparités et se divise en plusieurs cercles concentriques socio-économiques. Le centre, tombé en désuétude dans les années 1970, est aujourd’hui un quartier populaire au bord d’un phénomène de gentrification. Puis, un demi-cercle au centre sud-ouest de la ville caractérisé par la richesse de ses résidents et qui concentre les ménages aux revenus élevés (Rivière d’Arc, 2006). Le reste de la ville est une énorme périphérie pauvre, les extrémités de la tâche urbaine étant, pour la plupart, occupées par des quartiers irréguliers (Théry, 2017). Pour autant, les périphéries ne sont pas toutes similaires et des disparités importantes méritent d’être signalées[6]. La zone Est est la plus grande, mais également la plus pauvre des périphéries de São Paulo. Essentiellement constituée de quartiers d’auto-construction, sans planification ni structuration urbaine, elle présente un déficit en équipements publics et infrastructures de transports (Théry, 2017). La zone Nord est également très défavorisée et compte un nombre important de quartiers informels concentrés près du Parque Estadual da Cantareira, à l’extrémité nord de la ville. Quant à la zone Sud, il s’agit d’une zone quasiment rurale où la plupart des routes ne sont pas asphaltées et qui abrite un grand bassin hydrographique.

Ces différents profils de périphérie laissent entrevoir des logiques d’établissement d’une agriculture différenciée. Dans la zone Sud de la municipalité, la plupart des exploitations sont situées sur des terrains privés où l’agriculteur est propriétaire. En revanche, dans les zones Nord et Est, les agriculteurs occupent la plupart du temps des terrains sans avoir de contrat d’usage officiel. Leur présence est simplement tolérée, comme l’illustre les occupations des terrains des entreprises Enel Distribuição, Petrobras et la Sabesp. Dans les années 1980, ces entreprises qui gèrent des infrastructures enterrées (assainissement des eaux, acheminement du gaz) ou aériennes (lignes électriques) ont souhaité protéger leurs terrains des invasions informelles en installant des agriculteurs (Nakamura, 2017 ; Lima Caldas et Jayo, 2017). Mais ce programme a connu très peu de suivi politique par la suite et les agriculteurs, délaissés, sont aujourd'hui dans une grande précarité et sans contrat d’usage (Giacchè et Porto, 2015). Terezinha occupe une parcelle appartenant à Enel Distribuição, sous les lignes électriques à haute tension qui traversent la zone Est. Cela fait 2 ans que son contrat n’a pas été renouvelé, mais elle sait que l’entreprise ne va pas l’expulser « sinon ce sont des favelas et des déchets qui vont arriver. Ils ne donnent plus de contrat pour ne pas assumer de responsabilités c’est tout, mais tant que tu t’occupes du terrain et des herbes sans y habiter, c’est bon ». (verbatim, 14 mars 2019, trad.[7])

L’entreprise utilise différents moyens pour garder la maîtrise des activités économiques et limiter les échanges commerciaux sur ses terrains. Par exemple, elle a récemment fait savoir aux agriculteurs qu’ils n’auraient plus le droit de planter des bananiers, sous prétexte que la hauteur des arbres n’est pas réglementaire car ils risqueraient de toucher les lignes électriques (figure 2). Pour Regiane Nigro qui travaille à l’Instituto Kairos, la question des bananes contribue seulement à précariser la situation des agriculteurs, puisque « les bananes c’est ce qui donne le plus d’argent aux agriculteurs (…), donc peut-être que sans les bananes les terrains ne seraient pas viables » (verbatim, 15 mars 2019, trad.[8]).

Le maintien d’une agriculture dans la zone Est est donc très difficile, malgré le fait que les agriculteurs sont reconnus pour leur rôle dans le ralentissement de l’étalement de l’habitat d’auto-construction. L’agriculture forme ainsi de potentielles enclaves rurales de résistance à l’avancée du front urbain, mettant en contradiction différentes fonctions et usages du territoire métropolitain. Les logiques qui sous-tendent le travail de la terre par ces producteurs indépendants les amènent à adopter des stratégies de contournement ou de réadaptation aux politiques publiques. Les mouvements de producteurs font acte de résistance et d’engagement en cultivant et en vendant, sur des terrains qu’ils occupent parfois illégalement, des produits peu quantifiables et endémiques comme les PANC. Cette rupture avec le contrôle exercé par l’Etat tend à créer de la participation politique et de la gouvernance à une échelle ultra locale. Leurs activités semblent donc faire opposition ou du moins constituer un contre-pouvoir, à l’organisation du système métropolitain et aux logiques alimentaires globales.

photo proust

Figure 2 : Bananiers (premier plan à gauche et second plan à droite) à proximité des lignes électriques (arrière-plan) dans le terrain de Terezinha en mars 2019.

Conclusion

        À travers l’étude du système métropolitain alimentaire, de nombreux mécanismes socio-spatiaux éclairent les inégalités territoriales à São Paulo. Les déséquilibres liés à l’accessibilité alimentaire marginalisent les populations les plus défavorisées et le manque d’interventions politiques visant à soutenir les agriculteurs périurbains contribuent à renforcer le manque de produits de qualité. Les marges périurbaines sont parallèlement soumises à d’importantes pressions foncières notamment liées à l’urbanisation informelle des quartiers auto-construits qui provoquent un morcellement des espaces productifs. Malgré ce, un certain regain d’intérêt pour promouvoir des modes d’alimentation alternatifs et plus justes semble engendré une progressive prise en compte de ces problématiques. Dans ce contexte, les franges de transition qui jouxtent espaces urbains et terres rurales productives peuvent être appréhendées comme des objets géographiques à part entière qui permettent de relier les liens entre alimentation et agriculture. Ces tentatives de reconnexion et de reterritorialisation de l’approvisionnement sont favorables à une économie locale qui court-circuite les logiques globales dominantes. L’agriculture périurbaine relève alors d’une question de justice spatiale et alimentaire qui favorise une gouvernance alimentaire locale, particulièrement stratégique dans une métropole comme São Paulo.

 

Notes de fin 

[1] Le projet Ligue os Pontos est un projet de la Préfecture de São Paulo qui a gagné en 2016 le prix du Meilleur challenge d’Amérique Latine et des Caraïbes de la fondation états-unienne Bloomberg Philantropies. Ce prix a rapporté cinq milliards de dollars à la ville et a permis de mettre sur pied un grand travail de télédétection des producteurs familiaux autour de São Paulo dans le but de créer des liens entre eux et les consommateurs de la ville.

[2] Les PANC sont consommés à travers tout le Brésil, notamment par des populations indigènes amérindiennes ou du Nord-est. Ces informations ont été délivrées par l’Instituto Kairos à São Paulo, qui milite pour la reconnaissance des PANC comme un aliment anticolonialiste qui réintègre les aliments de base dans la cuisine brésilienne, avant la modernisation et l’occidentalisation des régimes alimentaires.

[3] Essa lei é uma restrição pelo mercado, que faz aumentar o preço dos produtos orgânicos.

[4] Nosso objetivo é transformar o paradigmo alimentar para chamar atenção num modelo que vai beneficiar ás pessoas que fazem ativismo sem ser reconhecidas.

[5] As hortas do centro são vitrines para alimentação e agricultura e o fato de pensar isso na cidade.

[6] Carte de synthèse réalisée par Hervé Théry pour la Revue Echogéo.

[7] O então sera favela e o lixo que vão chegar. Eles não oferecem mais contratos para não assumir responsabilidades, é isso, mas desde que você cuida do terreno e do mato sans habitar, tá bom.

[8] As bananas é o que da o mais dinheiro aos agricultores (), então talvez sem as bananas os terrenos nem seriam viáveis.

 

Bibliographie

Aubry Christine, Consalès Jean-Noël (2013). « L’agriculture urbaine en question : épiphénomène ou révolution lente ? ». Espaces et sociétés, vol. 3 n°158 : 119-131. [URL : https://www.cairn.info/revue-espaces-et-societes-2014-3-page-119.htm consulté le 16 avril 2020]

Lima Caldas Eduardo (de), Jayo Martin (2017). ‘‘É pavê o pacumê ? Agricultura urbana em São Paulo em tempos de cidade linda’’. Vitruvius magazine [URL : https://www.vitruvius.com.br/revistas/read/minhacidade/18.205/6637 consulté le 12 mars 2020]

Chaléard J-L, et al., 1996, Temps des villes, temps des vivres : l’essor du vivrier marchand en Côte d’Ivoire, Paris : Khartala (Hommes et Sociétés), p. 661.

Delpeuch François, Maire Bernard, 2004, « La transition nutritionnelle, l’alimentation et les villes dans les pays en développement », Cahiers Agricultures, n°13, p. 23 à 30. [URL : http://revues.cirad.fr/index.php/cahiers-agricultures/article/view/30418 Consulté le 15 décembre 2018]

Fundação de Amparo à Pesquisa de São Paulo (FAPESP) (2018) [URL : https://www.researchgate.net/publication/324825360_Agricultura_Urbana_Guia_de_Boas_Praticas consulté le 12 octobre 2019]

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Pour citer cet article

Angèle Proust, « Justice alimentaire à São Paulo : l’intégration des marges périurbaines au système alimentaire métropolitain », RITA [en ligne], n°13 : novembre 2020,  mis en ligne le 10 novembre 2020. Disponible en ligne: http://revue-rita.com/trait-d-union-13/titre-angele-proust.html