• Numéro 10
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    Canada-Québec-Caraïbe: Connexions transaméricaines
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De l'apprentissage en famille à la scolarisation républicaine. Deux cas d'étude en Guyane et en Polynésie française

Résumé

Cette thèse présente une analyse anthropologique de l’éducation informelle chez deux communautés autochtones de l’Outre-mer français : les Wayana-Apalaï, en Guyane, et les Enata, en Polynésie française. À partir des données recueillies grâce à un travail ethnographique de longue durée, nous avons mesuré le temps consacré aux interactions éducatives dans le milieu domestique, tout en décrivant les styles éducatifs dominants et les logiques éducatives des membres des deux communautés. La dynamique éducative a été interprétée en tant que processus de transmission des données culturelles liées à un paysage naturel et social déterminé. Les résultats obtenus montrent que les stratégies éducatives des Wayana-Apalaï et des Enata sont modelées par les contraintes propres à la dynamique postcoloniale et des impératifs imposés par l’économie de marché.

Mots-clés : Acculturation ; Autochtonie ; Interactions éducatives ; Parentalité.

Abstract

This thesis presents an anthropological analysis of informal education activities among two French autochthonous communities: the Wayana-Apalaï people, living in French Guiana, and the Enata people, in French Polynesia. Thanks to the data gathered through a long term ethnographic fieldwork, it was determined the time dedicated to educational interactions in the domestic environment, the dominant educational styles and the educational logic of both communities. The educational dynamic has been interpreted as a process of transmission of cultural data related to a natural and social landscape. The results obtained show that educational strategies applied by Wayana-Apalaï and Enata educators are shaped by the constraints of the post-colonial dynamics and the requirements imposed by the global market economy.

Keywords : Acculturation; Autochthonous people; Educational interactions; Parenting.

 

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Maurizio Alì

Docteur en Anthropologie biologique, ethnologie, préhistoire - Université de la Polynésie française.
ATER à l’Université des Antilles - ESPE de la Martinique
Membre de l’Equipe d’Accueil Sociétés Traditionnelles et Contemporaines en Océanie (EA 4241)

https://upf-pf.academia.edu/MaurizioAli
https://www.researchgate.net/profile/Maurizio_Ali

 

De l'apprentissage en famille à la scolarisation républicaine.

Deux cas d'étude en Guyane et en Polynésie française

 

Introduction

            L’anthropologie de l’éducation est un domaine parfois marginalisé dans le panorama des sciences humaines et sociales (1). Même en France, où il existe une importante communauté (et une tradition) de recherche en anthropologie, très peu d’études ont été publiées autour des pratiques, des performances ou des stratégies éducatives des Français (2). Il s’agit d’une constatation qui pourrait étonner, si on considère que la France héberge des nombreuses communautés qui ont des forts liens avec leur culture d’origine, que réclament leur « altérité » et que suivent, souvent, des logiques éducatives différentes. Il s’agit des étrangers, des immigrants et des autochtones.

Cette recherche se propose donc de contribuer à ce champ d’études au moyen d’un travail ethnographique de longue durée visant à étudier et à comparer les styles éducatifs des familles autochtones des Outre-mer français à partir de deux cas hautement significatifs à propos desquels il existe des lacunes évidentes dans la littérature scientifique : les Amérindiens appartenant à la communauté Wayana-Apalaï du village d’Antecume pata, en Guyane, et les Enata, autochtones de l’île de Hiva Oa, dans l’archipel des Marquises, en Polynésie française. Il s’agit là de deux communautés qui habitent dans des sites très isolés et qui ont fasciné plusieurs générations de voyageurs, explorateurs, artistes, ainsi que des hommes et femmes de science. En effet, la Guyane et la Polynésie française font désormais partie d’un imaginaire géographique national qui les a parfois réduites à des représentations stéréotypées : d’un côté la forêt amazonienne et de l’autre les îles des Mers du Sud, d’un côté l’enfer vert et de l’autre le paradis bleu. Ils ont été choisis car ce sont deux terrains d’étude ayant un statut administratif différent puisque la Guyane est intégrée à l’État en tant que Département, tandis que la Polynésie est une collectivité qui administre certaines compétences de façon autonome, comme l’éducation. L’objectif était alors de comparer deux contextes territoriaux de l’outremer français issus de l’expérience coloniale pour démontrer l’impact que les politiques éducatives nationales ont sur les dynamiques éducatives locales.

La thèse est organisée en trois parties. La première est dédiée à la présentation du cadre conceptuel à partir d’un débat autour de certaines représentations que l’anthropologie s’est faite de l’enfance et de l’éducation, ainsi qu’à la déconstruction de certaines notions qui, bien que largement utilisées dans l’analyse anthropologique, peuvent générer des malentendus en raison de leur manque de neutralité : celles d’autochtonie, d’éducation et de culture. La deuxième partie présente l’hypothèse de travail, selon laquelle l’éducation familiale est un processus interactif, destiné à former des membres d’une communauté à partir de certaines considérations « locales » fortement ancrées dans le panorama naturel et social, mais qui sont aussi influencés par la pression idéologique exercée par les politiques étatiques et par l’inclusion aux marchés globaux. Cette partie est centrée sur l’analyse comparative des données recueillies sur le terrain, en Guyane et en Polynésie, dans le but de décrire les pratiques éducatives des familles autochtones. La troisième partie, conclusive, propose une discussion des résultats du travail ethnographique – qui montrent que dans des contextes postcoloniaux, les dynamiques éducatives autochtones peuvent être fragilisées par certains choix politiques faits « d’en haut » dans le but de préserver l’unité de la nation ou de développer le potentiel économique des « cultures locales » (3).

I. Hypothèse, objectifs et méthodologie de la recherche

           Le projet de recherche doctorale qui est à l’origine de cette thèse se basait sur l’hypothèse selon laquelle l’éducation des peuples autochtones intégrés aux États nationaux devrait être interprétée en tant que processus de transmission des données culturelles liées à un paysage naturel et social déterminé, encadré par une dynamique « historique » postcoloniale. En effet, dans de tels contextes, l’action éducative ne devrait pas être considérée comme un acte anodin de transmission d’un simple « savoir » mais plutôt comme l’effet d’un système complexe qui intègre les idéologies locales (à tort ou à raison perçues comme « traditionnelles ») au processus d’émancipation identitaire et politique des peuples ou des États colonisés ou anciennement colonisés et soumis à la pression exercée par des forces exogènes glocales (à la fois globales et locales) : d’une côté les impératifs imposés par le « village global » (et son économie de marché) et de l’autre ceux imposés par leur environnement naturel, leurs croyances, leurs normes ou leurs habitudes.

Pour confirmer (ou infirmer) cette hypothèse, quatre objectifs principaux ont été retenus :

• décrire les pratiques éducatives des Wayana-Apalaï et des Enata en observant le rôle joué par chacun des facteurs suivants: l’éducateur (celui qui éduque), l’éduqué (celui qui apprend), le message (le savoir transmis), les outils (les ressources pédagogiques) et, finalement, l’environnement (l’espace à l’intérieur duquel se développe la transmission des savoirs) (4). Pour l’atteindre, un travail ethnographique de longue durée (54 mois en Guyane et 6 mois en Polynésie française (5) ) a été associé à la révision des sources primaires afin de mettre en perspective les pratiques actuelles avec celles observées dans le passé (nous avons privilégié les témoignages, comptes rendus, mémoires et journaux de bord du XVIe, XVIIe, XVIIIe et XIXe siècle qui mentionnaient des descriptions de la vie quotidienne des autochtones dans les zones étudiées) (6) ;

• décrire leurs écosystèmes éducatifs, à partir des catégories proposées par Uri Bronfenbrenner (1979, 1986), qui a imaginé que chaque individu est entouré par une série de systèmes interdépendants, avec lesquels l’individu a une relation plus ou moins directe mais qui ont tous la capacité d’influencer le développement de la personnalité de l’individu. Il s’agit des microsystèmes (avec lesquels l’individu a une relation directe : le parent, l’école, les amis), du mésosystème (qui regroupe le réseau de relations entre les microsystèmes), de l’exosystème (qui regroupe le réseau de relations entre les microsystèmes de niveau supérieur, avec qui l’individu n’a pas de contact direct) et le macrosystème (le niveau le plus externe, peuplé par les systèmes idéologiques qui déterminent l’action des niveaux les plus internes : on y trouve, par exemple, l’économie de marché mais aussi les revendications identitaires, le néolibéralisme mais aussi l’écologisme). Le choix de ce système de classification est dû au fait que l’écosystème de développement imaginé par Bronfenbrenner a l’avantage de permettre d’identifier très facilement les éducateurs, de les associer à un certain niveau systémique et, finalement, de les regrouper au sein des différents microsystèmes. Pour atteindre cet objectif, des longues observations ont été menées dans les deux terrains d’étude afin de décrire les systèmes de parenté Wayana-Apalaï et Enata, de décrire le rôle éducatif de chaque membre de la famille et, finalement, de l’associer à un microsystème déterminé (réunissant les éducateurs du même « rang ») (7).

• décrire leurs styles éducatifs à partir des catégories proposées par Rodica Ailincai (2005, 2011), selon qui les interactions éducatives (c'est-à-dire les échanges et les séquences d’échanges animées par une volonté de transmettre un savoir) peuvent être décrite selon quatre styles majeurs : suggestif, autonomisant, directif et fonctionnellement disjoint (ou négligent). Pour cela, plusieurs familles d’Antecume pata et de Hiva Oa (mais aussi un petit groupe témoin en France métropolitaine) ont été observés afin de déterminer la « quantité » moyenne d’interactions éducatives réalisées par chaque éducateur (en utilisant des simples grilles chronométriques) et d’associer chaque interaction avec un style déterminé, ce qui a permis de décrire non seulement les styles dominants de chaque éducateur et de chaque microsystème mais aussi ceux de chaque terrain d’étude (8). La méthodologie choisie était l’observation systématique de type éthologique (9).

• décrire leurs logiques éducatives, c'est-à-dire les objectifs éducatifs visés par les éducateurs (et, donc, leur représentation de la « réussite ») et les stratégies imaginées et mises en œuvre pour les atteindre. Cet objectif a demandé la réalisation d’entrevues et la mise en place de réunions avec les membres des deux communautés afin de mettre en perspective les pratiques éducatives observées par rapport au « discours » éducatif des parents (c'est-à-dire les justifications produites pour expliquer une pratique, une action ou un comportement liés à la transmission de certains savoirs). Grâce à ce travail, un important corpus ethnographique a été recueilli à propos de l’idée de « réussite » chez les Wayana-Apalaï et chez les Enata : en d’autres termes, il s’agissait de comprendre ce que signifie, chez les deux communautés, avoir « réussi » (mais aussi avoir « échoué »).

II. Résultats

          Le premier résultat majeur de cette recherche a été celui de proposer une lecture polyphonique de certaines pratiques éducatives locales grâce à un point de vue nourri par différentes disciplines (l’anthropologie, les sciences de l’éducation et les sciences politiques), qui appréhendent la question éducative à partir de perspectives apparemment divergentes. Aussi, pour surmonter la faible disposition que montrent parfois ces champs du savoir, chacun adoptant des catégories analytiques souvent rigides et difficilement « traduisibles », toute la première partie de cette thèse est donc consacrée à la déconstruction et à la « reconstruction » de certaines notions, concepts et théories qui font partie des outils partagés par les trois disciplines mais conçus de manière assez différente. Ce travail de démontage et de réassemblage - appréhendé comme un « parcours conceptuel » - a principalement concerné les notions de culture, d’éducation et d’autochtonie, afin de proposer une nouvelle catégorisation dans le but de montrer les « forces » idéologiques qui, en leur assignant une valeur et une signification politique, les ont transformées en concepts. Selon l’approche, ces notions ont pu être conçues en tant que facteurs identitaires (c’est le cas de l’approche « exclusiviste » qui se manifeste dans les politiques publiques ou dans les revendications de certaines communautés) ou en tant que simples variables descriptives (une approche plus objective qui a été finalement retenu pour interpréter les données recueillies dans le cadre de cette recherche).

L’analyse des données concernant les écosystèmes éducatifs dans les deux terrains d’étude choisis a permis d’obtenir un deuxième résultat. La comparaison des données ethno-historiques avec celles obtenues par les observations sur le terrain nous permet de savoir que, si « traditionnellement » la transmission des données culturelles était, dans les deux contextes, une responsabilité partagée par les parents et les autres membres de la famille – au sein d’un réseau étendu de parenté qui connectait tous les membres de la communauté, à l’heure actuelle, ce monopole de la famille a été brisé par l’intervention d’une série d’acteurs relativement nouveaux et chargés eux aussi – plus ou moins explicitement – de l’éducation des plus jeunes, à savoir l’école, les associations culturelles et les congrégations religieuses catholiques et protestantes (10). Parmi ces acteurs « émergents », l’école est celui qui occupe le rôle central, du fait de son caractère obligatoire et du temps que les enfants y consacrent (voir figure 1). La documentation consultée et les souvenirs des personnes âgées nous apprennent que son apparition n’a pas été indolore, mais les observations menées dans le cadre de cette recherche nous révèlent aussi que, à l’heure actuelle, l’attitude des populations locales a changé.

 

Figure 1. Pourcentage moyen du temps journalier pendant lequel les enfants sont exposés à des interactions éducatives, selon l’éducateur et le contexte étudié.

Aujourd’hui, les familles ont beaucoup d’attentes vis-à-vis de l’éducation scolaire et ont l’espoir que leurs enfants puissent profiter de ses bienfaits pour atteindre un meilleur niveau de vie. Cependant, la réalité des faits et les statistiques des organismes concernés nous montrent que, en Guyane et en Polynésie française – comme souvent, ailleurs, en France –, l’école ne semble pas garantir la mobilité sociale des jeunes provenant des milieux défavorisés, surtout dans les contextes ruraux et isolés de l’Outre-mer. En d’autres termes, pour les Wayana-Apalaï et pour les Enata, « l’ascenseur social est en panne » (Ledoux, 2012 : 9).

Bien que la compréhension du rôle de l’éducation scolaire ne faisait pas partie des objectifs prioritaires fixés au moment de l’élaboration de ce projet de recherche, la réalité du terrain a imposé d’en analyser les impacts sur la vie quotidienne des familles observées, afin de comprendre les raisons qui pouvaient expliquer la transformation de l’idéologie éducative « traditionnelle » (censée viser l’adaptation à un écosystème social et naturel local) du fait des dynamiques globales (visant, elles, l’intégration des enfants à un contexte microsystèmique animé par les phénomènes politiques et économiques de niveau national et international). Enquêter auprès des parents, des membres les plus âgés des communautés et aussi auprès des enseignants qui travaillent dans les écoles d’Antecume pata et de Hiva Oa a donc permis d’identifier plus précisément les obstacles qui sont à l’origine de cette « panne » dont souffre l’école de l’Outre-mer. Il s’agit d’obstacles qui ont une double nature – structurelle (due à une gestion trop centralisée des ressources éducatives) et idéologique (due à une vision ethnocentrique de la culture en tant que « patrimoine de la Nation ») – et qui, pour être dépassés, nécessitent une meilleure coopération entre les organismes publics compétents en matière d’éducation et les communautés locales.

Un troisième résultat a été l’identification de certains effets du processus d’acculturation dans les deux terrains d’étude, ainsi que de ses divers impacts sur les Amérindiens du Haut Maroni et les Enata, en raison de certaines variables historiques et géographiques. D’un côté, l’expérience guyanaise, avec sa transfiguration ethnique « à retardement » (11), a permis de mieux cerner les effets d’une administration coloniale et postcoloniale du territoire qui a autorisé la destruction de l’environnement naturel (12) et des formes d’organisation sociale qui constituaient l’écosystème de référence des Wayana-Apalaï – tout en facilitant la genèse et la diffusion de certains problèmes comme l’alcoolisme, la violence intrafamiliale ou la prédisposition au suicide des plus jeunes. D’un autre côté, l’enquête menée à Hiva Oa a permis de comprendre, avec un certain optimisme, l’importance du processus de reformulation de l’identité locale qui a donné aux Marquisiens la capacité de mieux gérer les contraintes qui découlent de leur triple appartenance à une communauté autochtone (les Enata), à une collectivité territoriale (la Polynésie française) et à une nation (la France) : un processus qui est le fruit d’un lent, mais progressif, chemin de reconstruction de la mémoire collective, facilité par des acteurs sociaux externes mais intégrés aux communautés (comme l’école et les congrégations religieuses) et par un cadre juridique particulier (qui assigne certaines compétences aux responsables locaux) dérivant du statut d’autonomie de la Polynésie française.

III. Discussion autour des résultats

           Les résultats obtenus grâce à l’observation des performances éducatives dans les deux contextes d’étude vont nous aider à mieux comprendre certaines dynamiques générales auxquelles participent, d’un côté, les communautés Wayana-Apalaï du Haut Maroni et, de l’autre, les Enata de l’île de Hiva Oa.
Si les premières ont peu à peu abandonné certaines pratiques précoloniales (13) pour s’adapter au modèle moderne, elles semblent avoir suivi – plus ou moins consciemment – le mirage des avantages offerts par l’intégration à la société nationale. En effet, bien que l’identité autochtone « amérindienne » continue à maintenir son rôle fédérateur et revendicatif, les habitants d’Antecume pata ont adopté presque intégralement - en à peine deux générations - une idéologie éducative exogène avec pour but déclaré de permettre à leurs enfants de profiter des bienfaits de la civilisation : un diplôme, l’accès au marché du travail, un salaire fixe et la possibilité d’obtenir des biens d’origine industrielle. Cette transformation semble présenter toutes les caractéristiques de ce que Darcy Ribeiro (1971) appelle la « transfiguration ethnique ». Selon Darcy Ribeiro, lorsque certains peuples tribaux s’intègrent aux états nationaux, ils altérèrent leur substrat biologique, leur culture et leur forme de relation avec la société dominante, afin de remplir les prérequis nécessaires pour garantir leur existence en tant qu’entités ethniques. Effectivement, jusqu’à l’heure actuelle, l’identité ethnique des Wayana-Apalaï -dynamique et résiliente parce que associée à certaines « revendications autochtones » (notamment, la protection du territoire et le respect des engagements de l’Etat par rapport aux droits fondamentaux) - a survécu à cette intégration, mais le substrat culturel qui la caractérisait avant le contact avec la société dominante semble être en voie de disparition. L’adaptation à la « modernité » est en train de s’opérer par la substitution : la dynamique d’acculturation a poussé les parents wayana-apalaï à sélectionner certains savoirs « traditionnels » et à en exclure d’autres – lesquels constituaient auparavant l’expression visible de la culture locale – du processus de formation des enfants.

Les Enata, de leur côté, ont pu s’adapter au colonialisme éducatif français – qui, depuis plus d’un siècle, leur a imposé la scolarisation obligatoire – en créant des stratégies pour faire coïncider les exigences écosystémiques avec les contraintes qui relèvent de l’appartenance à une collectivité d’Outre-mer (la Polynésie) et à un État national (la France). Ce processus de cumul des identités a permis à l’ethnicité enata de s’adapter aux contraintes de la citoyenneté nationale à partir de ce que Bruno Saura appelle un « amoindrissement relatif des clivages identitaires » (Saura, 1998 : 7) (14). Cette juxtaposition a été possible par l’équilibre existant entre les forces centrifuges visant à l’incorporation des modes de vie de la société dominante – d’origine microsystèmique et véhiculés par les moyens de communication globale ou les programmes scolaires – et des modes de vie centripètes (soutenus par des entités externes à la communauté locale, à savoir les groupes religieux et les associations culturelles), visant à défendre des pratiques enracinées dans la culture locale, qui reste rurale et, pour des raisons géographiques, relativement isolée des marchés globaux et des routes touristiques. Cet isolement a poussé les Marquisiens à aller vers une créativité culturelle leur permettant de survivre et de maintenir leur vitalité, bien qu’ils aient été relégués à la périphérie – géographique et symbolique – de l’empire colonial français.

Les observations menées chez les Wayana-Apalaï et chez les Enata nous permettent donc de confirmer notre hypothèse selon laquelle des formes différentes d’acculturation – véhiculées par des agents différents, avec un diffèrent degré de violence et selon une chronologie différente – peuvent générer diverses réponses adaptatives : dans le premier cas, une transfiguration ethnique « à retardement », survenue cinq siècles après les premiers contacts avec les colonisateurs ; dans le second cas, un cumul partiel d’identités qui a permis aux Marquisiens – lesquels ont été victimes de l’un des plus graves ethnocides de l’histoire de l’Océanie, qui a fortement réduit leur nombre et effacé, en l’espace d’une génération, leur organisation politique – de profiter stratégiquement de leur position périphérique pour revitaliser leur culture dans le cadre du village global.

IV. Pistes pour la recherche

           Les dernières pages de cette thèse proposent une brève réflexion autour des limites méthodologiques et épistémologiques de cette recherche qui, au bout du compte, se limite à décrire les dynamiques éducatives chez les Wayana-Apalaï et les Enata, deux cas d’étude entre les nombreuses réalités éducatives observables en France. Notre premier souhait est donc que cette enquête, qui se veut « exploratoire », puisse stimuler d’autres chercheurs intéressés par l’étude de cet « objet » anthropologique qu’est l’éducation.

En premier lieu, il serait important de perfectionner la méthodologie qui peut permettre d’avancer dans ce domaine, à partir de la mise au point d’une série de protocoles standardisés pour mieux recenser et comprendre les modèles éducatifs observables en France. L’observation des interactions éducatives, la mesure du temps que les éducateurs y consacrent, tout comme l’identification des styles éducatifs dominants offrent des perspectives très intéressantes pour étudier les « pratiques observables » en les mettant en rapport avec les « pratiques déclarées » et les représentations des éducateurs.

Il serait intéressant de ne pas limiter ces observations au cadre domestique et de les élargir aux autres microsystèmes de socialisation qui constituent l’environnement éducatif, comme les espaces scolaires, associatifs, religieux et ceux qui sont propres à diverses institutions culturelles (les bibliothèques, les médiathèques ou les musées) (15). Aussi, il serait important d’approfondir notre connaissance des dynamiques éducatives d’autres communautés aux fortes et anciennes spécificités culturelles qui sont incluses dans la nation française. Ainsi, le champ d’action des recherches futures ne serait pas limité aux seuls peuples de l’Outre-mer, mais pourrait inclure des communautés métropolitaines qui revendiquent leur « altérité » et leur identité ethnique. Finalement, au vu des débats qui, à l’heure actuelle, divisent l’opinion publique française autour de la dite « crise migratoire », il serait fondamental que des recherches similaires puissent également concerner les communautés qui se sont installées – temporairement ou durablement – sur le territoire national : les « immigrants » et les « étrangers ».

Des études dans ce domaine pourront nous permettre de mieux comprendre les différentes dynamiques qui animent la société française, caractérisée par une situation pluriculturelle qui n’a jamais réussi à se transformer en situation multiculturelle - politiquement et juridiquement parlant -, en raison de la volonté des administrations publiques d’être « indifférentes aux différences ». La promotion de cette compréhension mutuelle nous aidera à dépasser certains préjugés qui n’ont d’autre effets que celui d’alimenter les conflits et de rendre plus difficile l’intégration de l’altérité. Il s’agit là d’un défi que les sciences anthropologiques peuvent – et, à notre avis, doivent – relever. L’une des vertus de l’anthropologie, comme d’ailleurs de toutes les sciences humaines et sociales, n’est-elle pas de se défaire des fausses évidences ?

Nous espérons que de nouvelles recherches dans ce domaine pourront motiver d’autres chercheurs à entreprendre ce « parcours du combattant » qu’est le travail ethnographique. Un « terrain miné » qui nous oblige à faire face à nos erreurs, à analyser le cheminement tortueux de nos intuitions, à nous faire des amis (et des ennemis), à réagir avec enthousiasme, colère ou dégoût aux petits riens qui peuvent constituer notre quotidien sur le terrain.

Finalement, nous espérons aussi que de ces résultats pourront alimenter une réflexion plus « politique » autour de certaines solutions proposées dans le cadre de cette thèse, qui visent à mieux adapter les politiques éducatives nationales et territoriales aux spécificités locales. C’est à ce moment-là que la recherche devient « socialement pertinente » et capable d’apporter une connaissance scientifique en lien avec les besoins et les aspirations humaines à un monde meilleur.

Notes de fin
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(1) Lawrence Hirshfeld (2002) a analysé le problème dans un article paru dans la revue American Anthropologist, qui, avec le temps, est devenu une référence dans le domaine des études sur l’enfance et qui portait un titre volontairement polémique : « Why don’t anthropologists like children ? » (Pourquoi les anthropologues n’aiment pas les enfants ?). À partir de la réflexion de Hirshfeld, d’autres anthropologues ont continué au débat autour des raisons qui ont fait de l’enfance un domaine d’étude évité par les scientifiques sociaux. Selon David Lancy, par exemple, les difficultés surgissent du fait qu’il s’agisse d’un terrain de recherche limité par le « pouvoir de veto » (une expression qu’il emprunte à Robert LeVine et Karin Norman, 2001) de certaines disciplines, comme la psychologie cognitive ou la psychopédagogie, qui se considèrent comme les véritables dépositaires de la recherche liée à l’enfance (Lancy, 2012. Une première ébauche de cette réflexion est présentée dans Lancy, 2008).


(2) Dans un article présentant les divers courants de cette discipline émergente qu’est l’anthropologie de l’éducation, Kathryn Anderson-Levitt (2006), qui a été présidente du Council on Anthropology and Education (Conseil d’Anthropologie et d’Éducation) au sein de l’American Anthropological Association entre 2004 et 2006, évoque le fait qu’ « en France, il n’y a pas de tradition portant ce nom » (Anderson Levitt, 2006 : 8). Un bilan similaire a été fait quelques années auparavant par Gaston Mialaret (1985), dans un rapport sur la situation de la recherche en éducation en France publié dans la prestigieuse Revue internationale des sciences sociales de l’UNESCO, et par Jean-Louis Legrand (2003) qui, en analysant les registres de l’Association des enseignants chercheurs en sciences de l’éducation (AECSE), a découvert que seule une minorité d’entre eux (4,2 %) se disaient « anthropologues » ou « ethnologues » et que seulement 1,43 % des travaux de recherche qu’ils avaient publiés avait des objets d’étude d’intérêt strictement anthropologique.

(3) La thèse se compose aussi d’un deuxième volume, réunissant les annexes (pour la plupart, des normes et des accords internationaux sur les droits des peuples autochtones), et d’un troisième, réunissant une partie du corpus ethnographique.

(4) Gaston Mialaret (1976) les considère comme les cinq facteurs clés de l’acte éducatif.

(5) Ce déséquilibre s’explique par le fait que le « quartier général » du projet de recherche était situé en Guyane. Le terrain polynésien a été enquêté dans le cadre de trois missions ponctuelles (en 2012, 2014 et 2015).

(6) Une partie des résultats a été publié sous forme d’articles et de communications à congrès (voir, par exemple, Ailincai et al., 2014, 2015 et 2016 ; Alì et Ailincai, 2013 et 2015).

(7) Dans ce cas, aussi, une partie des résultats a déjà été publiée (voir, par exemple, Alì et Ailincai, 2013 et 2015).

(8) Le corpus ethnographique obtenu constitue le troisième volume de la thèse.

(9) Qui consiste à relever sur le lieu de vie de l’individu (ou du groupe) observé des items préétablis, à déterminer leur durée, leur succession et leur fréquence, et à les coder selon la méthode des séries temporelles. Dans le cadre de cette recherche, le relevé se basait sur un échantillonnage par comportement (behaviour sampling : on notait chaque occurrence d’une interaction éducative) avec un codage sur quatre modalités de la variable « style éducatif » (style directif, autonomisant, suggestif ou fonctionnellement disjoint).

(10) Les premiers chapitres de la deuxième partie de la thèse détaillent la chronologie de l’apparition de chacun de ces acteurs dans les deux terrains d’étude. Synthétiquement, on peut affirmer que depuis le XIXe siècle l’activité des missionnaires a un impact sur les modes de vie des Enata et des Wayana-Apalaï. Pour ce qui concerne les écoles, les premiers établissements aux îles Marquises furent installés dans la première décade du XXe siècle ; par contre, la scolarisation des Amérindiens du secteur amazonien de la Guyane se développe seulement à partir des années 1960. Finalement, l’associationnisme est un phénomène qui apparaît à Hiva Oa dans les années 1980, qui fédère et qui peut mobiliser la majorité des habitants de l’île. En revanche, chez les Wayana-Apalaï, très peu de personnes participent aux activités associatives.

(11) En effet, bien que les premiers contacts des ancêtres des Wayana-Apalaï avec les européens remonte à l’époque de la colonisation, les symptômes du processus de transfiguration ethnique, tels qu’ils ont été décrits par Darcy Ribeiro (1971), apparaîtront seulement plus tard, en concomitance avec le processus de sédentarisation et l’obtention de la citoyenneté française, dans les années 1970.

(12) Par effet de la déforestation, de l’orpaillage et de la contamination des ressources hydriques. En effet, bien que à l’heure actuelle la majorité du territoire guyanais soit inclus dans des zones protégés (notamment le Parc Amazonien de la Guyane et le Parc Régional de la Guyane), la plupart des observateurs concorde sur le fait que les écosystèmes de l’Amazonie française sont actuellement en danger.

(13) Identifiées à partir de la révision des sources primaires mentionnées auparavant dans le texte.

(14) Voir aussi Saura, 2012.

(15) Ce dernier a été exploré par Rodica Ailincai (2005 et 2011) et, au vu du rôle que joue ce type d’institutions dans la vie culturelle de la France, mériterait d’être mieux connu.

Bibliographie

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Pour citer cet article

Maurizio Alì, « De l'apprentissage en famille à la scolarisation républicaine. Deux cas d'étude en Guyane et en Polynésie française », RITA [en ligne], n° 10 : juillet 2017, mis en ligne le 10 juillet 2017. Disponible en ligne http://revue-rita.com/resumes-de-recherche/de-l-apprentissage-en-famille-a-la-scolarisation-republicaine.html