Escarabajos en Europe : une question d’image et d’inscription de la Colombie sur la scène sportive internationale (1970-1980).
Résumé
Au cours des décennies 1970 et 1980, les cyclistes colombiens s’imposent sur la scène sportive internationale après les succès rencontrés à l’échelle nationale et continentale. Mais il ne s’agit pas de résultats purement sportifs. Le cyclisme devient rapidement un instrument pour proposer au monde une image différente du pays, affecté à l’époque par une recrudescence de la violence, l’affrontement entre l’État et les guérillas et la diffusion du trafic de drogue. Une image positive au fort impact émotionnel, revendiquée par la population qui soutient des athlètes qui transforment l’ordre mondial de ce sport. Cet article souhaite porter un regard académique sur le sujet, analysant l’émergence de la figure du cycliste colombien à l’échelle locale, depuis les années 1950, puis continentale et mondiale dans les années 1970 et 1980. Également, il étudie les impacts sociaux, psychologiques et économiques du cyclisme en Colombie, ce qui permet au pays de renvoyer une image alternative de lui-même.
Mots-clés : Colombie ; Sport ; Cyclisme ; Image ; Histoire culturelle.
Escarabajos in Europe: a question of image and imposition of Colombia on the international sports scene (1970-1980).
Abstract
During the 1970s and 1980s, Colombian cyclists made a name for themselves on the international sporting scene after the successes achieved nationally and continentally. But these are not purely sporting results. Cycling quickly became an instrument to offer the world an alternative image of the country, affected at the time by an upsurge in violence, the clash between the state and the guerrillas and the spread of drug trafficking. A positive image with a strong emotional impact, claimed by the population who support athletes who are upsetting the world order of this sport. The aim of this article is to take an academic interest in the subject, analyzing the emergence of the figure of the Colombian cyclist on a local scale from the 1950s onwards, and then on a continental and global scale in the 1970s and 1980s. It also examines the social, psychological and economic impact of cycling in Colombia, enabling the country to project an alternative image of itself.
Key words: Colombia; Sport; Cycling; Image; Cultural History.
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Michele Merenda
Doctorant en Études Hispaniques et Hispano-Américaines
Université Grenoble-Alpes
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Escarabajos en Europe : une question d’image et d’inscription de la Colombie sur la scène sportive internationale (1970-1980)
Introduction
À l’été 2015, l’hebdomadaire français Le 1 publie un hors-série « XL » dédié à l’épopée du Tour de France. Dans les pages internes, la section « Repères » de Jochen Gerner, qui rappelle à l’aide de petits dessins les points plus importants du thème auquel le numéro est consacré, revient sur l’histoire de la Grande Boucle. Dans les images qui se succèdent, tout en bas de la page la caricature d’un cycliste portant un gros chapeau est affichée, accompagnée de la didascalie « 1983 : des amateurs colombiens disputent le Tour » (Gerner, 2015: 4). Dans les informations que Gerner donne pour résumer les cent ans de course, les Colombiens sont les seuls étrangers à paraître. Pourquoi tant d’intérêt ? Pourquoi les auteurs ont choisi de signaler le début de la participation colombienne à cette course et pas celle d’autres nations étrangères significativement importantes en termes de victoires ou présence ?
À partir de 2012, avec la deuxième place de Rigoberto Urán aux Jeux Olympiques de Londres, le cyclisme colombien connait un regain de popularité dans et en dehors de ses frontières. Les succès des cyclistes colombiens, surnommés « escarabajos »[1], dans les compétitions internationales, notamment dans les grandes courses par étapes européennes telles que le Giro d'Italia, le Tour de France et la Vuelta a España, marquent le début d'une nouvelle « ère dorée » pour ce sport[2]. Cette période rappelle les glorieuses années de la première génération de cyclistes colombiens qui s'étaient distingués sur les routes d'Europe, contribuant ainsi à forger l'image d'une Colombie synonyme de « vélo, de course, de triomphe »[3] (Rincón, 1984: 185). Cela survient entre les décennies 1950 et 1980, pendant lesquelles émerge un fort intérêt populaire, qui se réduit considérablement vers le milieu des années 1990 quand on passe « d’une participation pléthorique à une présence minimale, d’une représentation nationale à la solitude de rares expatriés » (Gilard, 2007: 94).
Entre les années 1950 et 1980, le cyclisme joue un rôle essentiel dans la formation d'une identité nationale colombienne, en participant à la construction d'un récit à travers lequel les Colombiens se perçoivent, tant vis-à-vis d'eux-mêmes que vis-à-vis des autres. Comme le souligne Alabarces dans le contexte du football argentin, ce récit n'est pas nécessairement une représentation exacte de la communauté, mais plutôt une construction imaginaire (Alabarces, 2014: 57). Dans les années 1950, le cyclisme contribue à forger cette communauté imaginée (Morales Fontanilla en Escovar, 2023; Quintián Roldán, 2013: 31), notamment avec la naissance de la Vuelta a Colombia en 1951. L’intérêt suscité à l’intérieur du pays, les succès remportés sur la scène internationale, en Amérique latine et en Europe, renforcent cette image, qui, dans les années 1980, confirme le rayonnement mondial du cyclisme colombien.
Cette construction repose largement sur l'influence des médias ainsi que sur l'action des autorités politiques et sportives, bien que ces dernières aient un impact moindre que les premières. En effet, les gouvernements exploitent généralement le cyclisme comme outil de propagande, notamment lors de victoires, afin d'attribuer une part du succès à l'action de l'État. Cependant, au cours de la seconde moitié du XXe siècle, les autorités, notamment Coldeportes (le Département administratif du Sport, de la Récréation, de l’Activité physique et de la Valorisation du Temps libre, créé en 1968 et remplacé en 2020 par le Ministère du Sport), ont failli à mettre en place des politiques publiques visant à établir un mouvement cycliste national professionnel. Son émergence a plutôt reposé sur les efforts individuels d’athlètes amateurs et le soutien des entreprises privées prêtes à sponsoriser les équipes (Quintián Roldán, 2013: 36-37).
Comme le souligne Matthew Brown (2021: 288), la littérature scientifique accorde peu d'attention à l'expérience sud-américaine du cyclisme. Cependant, depuis la fin des années 2000, les sciences sociales ont commencé à aborder le sport sous des angles sociologiques, anthropologiques et historiques, incluant le cyclisme comme sujet d'étude à part entière. En Colombie, des chercheurs tels que Quintián (2013), Dussán y Vergara (2010), Fernández L’Hoeste (2015), Salazar (2016), Morales Fontanilla (2018), ainsi qu'à l'étranger, des auteurs comme Brown (2021, 2023), Gilard (2007) et Rausch (2018, 2020) ont contribué à cette exploration. L'intérêt pour le cyclisme colombien a également stimulé l’exercice analytique d'auteurs extérieurs au monde académique, mais dont les travaux figurent dans la bibliographie de la discipline, notamment dans le journalisme, considéré comme le premier à documenter ces événements d'actualité nationale (Quintián, Hoyos et Chávarro, 2009). Des ouvrages de journalistes tels que Rafael Duque et Fabio Rincón (1984), Matt Rendell (2002, 2020), Mauricio Silva Guzmán (2017) et Guy Roger (2021) sont ainsi devenus des références essentielles dans le domaine.
L’objectif de cet article est d’analyser l'émergence des coureurs colombiens en Europe au cours des années 1970 et 1980, mettant en lumière les retentissements et les conséquences des succès des « escarabajos », tant à l'intérieur du pays qu'à l'étranger. Au travers des trajectoires personnelles des protagonistes de la première « génération dorée », tels que Martín Emilio « Cochise » Rodríguez, Luis Herrera, Fabio Parra ou Martín Ramírez, il s’agit de montrer la montée de la figure du cycliste colombien sur la scène sportive mondiale, malgré les échecs initiaux. De plus, sont soulignées les relations transatlantiques établies depuis les années 1970 entre l’Europe et la Colombie dans le domaine du cyclisme, et il est étudié comment ce sport est utilisé par la Colombie pour renvoyer une image plus positive d'elle-même.
1. L’émergence des cyclistes colombiens et la première expérience en Europe
La bicyclette fait son apparition en Colombie, tout comme dans le reste de l'Amérique du Sud, à la fin du XIXe siècle, importée par des commerçants français, anglais, allemands et états-uniens. Les premiers « vélocipèdes », comme on les appelait alors, débarquent dans les ports de Barranquilla et Carthagène, puis à Bogota, au début des années 1890, sous l'impulsion d'Henri Louis Duperly Desnouës et de son fils Ernesto (Rausch, 2018a: 4). À cette époque, le vélo demeure l'apanage des classes aisées en raison de son coût élevé : il est principalement pratiqué comme une activité de loisirs urbaine, aussi bien par les hommes que par les femmes, dans les vélodromes (Pardo cité par Puentes, 2018). En effet, en raison de l'absence d'un réseau routier infrastructurel et des défis géographiques qui rendent difficiles les déplacements entre les territoires, le vélo ne s’identifie pas encore comme un moyen de transport à part entière.
Il le sera à partir des années 1920, lorsque les revenus générés par la vente de Panama et l'essor de l'exportation du café, puis les politiques de modernisation du pays menées par le gouvernement de la « Revolución en Marcha » (Révolution en Marche) d'Alfonso López Pumarejo (1934-1938), permettent l'aménagement de nouvelles routes, qui relient le centre du pays aux régions où la population commence progressivement à se déplacer à vélo (Dussán y Vergara, 2010: 37 ; Quintián Roldán, 2013: 31). C'est à ce moment que le cyclisme se popularise en tant que discipline sportive. Selon Oscar Iván Salazar (2016: 55), cette popularisation fait partie de la consolidation de la culture physique dans le pays, laquelle se convertit « dans un dispositif visant à constituer la modernité à laquelle les élites aspiraient et pour civiliser le peuple »[4]. Ainsi, dès la fin des années 1930, le cyclisme intègre rapidement les programmes des Jeux Nationaux (sorte de petites « olympiades » colombiennes organisées dans le pays depuis 1928) et des premiers Jeux Sportifs Bolivariens (1938), les premières équipes sont constituées et une association nationale, Aciclismo, est créée (1938). En 1950, la Colombie, à l’occasion de la sixième édition des Jeux de l’Amérique centrale et des Caraïbes, remporte la médaille d’or dans l’épreuve de poursuite, la première dans l’histoire de la discipline dans une compétition internationale. Ce succès, exalté par la presse, suscite l'intérêt et l'enthousiasme du public qui, à partir de la décennie de 1950, affiche une véritable « fièvre » pour les courses à vélo.
L’occasion est donnée par la création de la Vuelta a Colombia en 1951, sous l’initiative des journalistes Pablo Camacho Montoya et Jorge Enrique Buitrago, des dirigeants de l’Aciclismo Mariano Martínez, Guillermo Pignalosa et Donald Raskin qui proposent à Enrique Santos Castillo, chef de rédaction du journal El Tiempo, l’organisation d’une compétition sur le modèle des grandes courses par étapes européennes (Rausch, 2018b: 19). Après dix fractions qui parcourent les départements de Cundinamarca, Tolima, Caldas et Vallée du Cauca, la course est remportée le 17 janvier 1951 à Bogota par le rouleur Efraín Forero, originaire de Zipaquira et surnommé « El Zipa ». L’année suivante, le Tour de Colombie s’internationalise avec la participation d’un coureur argentin et du français José Bayaert (champion olympique à Londres en 1948) qui remporte la première place. En 1953, le succès de Ramón Hoyos sur le Français détenteur du titre renforce l’enthousiasme des Colombiens, ce qui permet à la Vuelta d’atteindre le statut d’un « événement national collectif », attirant chaque année une grande quantité de public, tout comme le parrainage commercial des entreprises pour faire la promotion de leurs produits (Salazar, 2016: 60). Elle permet également aux Colombiens, en particulier aux classes populaires, de mieux connaitre leur pays, ses différentes régions et départements, en favorisant les liens entre eux et en participant ainsi à la construction du pays et de son identité.
Tout cela est favorisé par le récit médiatique qui, d’une part, contribue à forger le mythe du héros cycliste et à redéfinir de cette façon « le sens des héros nationaux », qui perdent la profondeur et le monolithisme des héros du XIXe siècle - les pères fondateurs de la Patrie - pour acquérir plus d’humanité, tout en véhiculant un nouveau langage où le patriotisme et des valeurs morales telles que le courage ou la loyauté se mêlent à l'utilisation de stéréotypes (Quintián Roldán, 2013: 33; Dussán y Vergara, 2010: 27 ; Salazar, 2016: 61). En effet, la presse et la radio, puis la télévision, insistent sur les origines modestes des cyclistes, issus notamment des milieux paysans, réputé pour leur honnêteté, lesquels retrouvent dans le vélo et grâce à leur endurance physique, leurs efforts et leurs sacrifices, un moyen de sortir de l’anonymat, d’atteindre le succès personnel et de gravir les échelons sociaux.
D'autre part, les médias permettent à la Vuelta a Colombia et au cyclisme de s'identifier en tant que passion nationale, bien qu'il serait plus précis de parler d'une passion régionale. Héctor Fernández L'Hoeste (2015: 85) explique comment le régionalisme a restreint la popularité de certains sports, le football étant le seul sport véritablement populaire car pratiqué sur tout le territoire national. Cela favorise, dans les zones côtières au climat chaud, des disciplines nécessitant moins d'efforts physiques, comme la boxe ou le baseball, tandis que dans les zones tempérées telles que les plateaux montagneux à l'intérieur du pays, des disciplines impliquant davantage de mouvement, comme le cyclisme ou l'athlétisme, sont privilégiées. Pour cette raison, la figure du cycliste colombien qui s’impose depuis les années 1950 est celle d’un athlète principalement originaire des régions andines du haut-plateau cundiboyacense (au centre du pays, entre les départements de Cundinamarca et Boyacá) et de l’Antioquia (à l’ouest), descendant de métis et d'indigènes, ayant grandi dans un contexte « quotidien ou historique où le vélo ou la course à pied servaient d'alternatives en matière de service/transport » (Fernández L'Hoeste, 2015: 85). Cette image reflète une réalité sociale plutôt fermée plus qu'une véritable identité nationale, excluant les femmes, les Afro-Colombiens et les communautés indigènes (Morales Fontanilla, 2018: 25 ; 2023).
Les premiers succès, qui suscitent la passion pour le cyclisme en Colombie, incitent rapidement les autorités nationales à envisager une « conquête de l'extérieur » (Rincón, 1984: 113) pour démontrer au monde la supériorité de leurs coureurs. Ainsi, en 1953, une délégation de six athlètes, comprenant Ramón Hoyos, Efraín Forero, Mario Montaño, Fabio León Calle, Oscar Oyola et Héctor Mesa, est envoyée pour participer à la Route de France, une compétition réservée aux amateurs et aux cyclistes indépendants, organisée par l'hebdomadaire Route et Piste dirigé par Jean Leuillot. Pendant ce temps, la Colombie traverse les moments les plus sombres de la Violencia (1946-1958), exacerbée par l'élection de l'ultra-conservateur Laureano Gómez (1950-51), qui instaure un gouvernement autoritaire. Cette période est marquée par des dynamiques de violence incontrôlées, qui entraînent une vague d'homicides et de terreur qui mine la stabilité de l'État (Pécaut, 2016: 73). Parallèlement, le pays commence à s'ouvrir sur le plan international avec l'envoi du Batallón Colombia lors de la Guerre de Corée (1950-1953), mission qui a une connotation patriotique et idéologique ouvertement anticommuniste, mais qui sert surtout à Gómez pour se rallier politiquement aux États-Unis en raison de sa survivance politique (León Cabrera, 2023).
Sur le plan sportif, les cyclistes sélectionnés pour la Route de France sont chargés d’une mission patriotique qui, finalement, les dépasse (Gilard, 2007: 69). En effet, malgré l’optimisme de la presse, la première expérience européenne des « escarabajos » se révèle un échec. À la veille de la compétition, le quotidien El Tiempo écrit :
Les Colombiens et les Britanniques [à l’époque aussi débutants dans les courses européennes, nda] sont sans doute les « inconnus » qui retiennent le plus l'attention des spécialistes et qui inquiètent un peu les continentaux. L'équipe colombienne, quant à elle, bénéficie d'un préjugé d'autant plus favorable que son entraîneur José Beyaert, qui a été de bonne école, ne tarit pas d'éloges sur ses élèves. Pour ces jeunes éléments, les premières étapes seront une difficile période d'acclimatation mais Beyaert ne doute pas qu'au bout du compte Hoyos, Mesa et Forero feront leurs preuves. L'assurance de Beyaert n'est pas sans inquiétude car les spécialistes ont encore à l'esprit les surprises que les champions continentaux ont connues lors de leur voyage en Amérique du Sud, découvrant la valeur du cyclisme latino-américain (13 mai 1953 : 16)[5].
Les attentes ne sont pas satisfaites. L’enthousiasme affiché dans les journaux parait ne pas être partagé par les autorités politiques et sportives qui ne soucient pas de la préparation des coureurs. Ceux-ci rejoignent la France sans aucune préparation, seulement un jour avant le début de la course, sans avoir la possibilité de se reposer du voyage ni d’essayer les vélos qui sont mis à leur disposition et sans non plus connaitre les caractéristiques du trajet. À la suite des difficultés rencontrées sur les parcours et en raison d’un tel « programme de préparation », les six Colombiens peinent à terminer les étapes. Dès la première fraction, Paris (Aubervilliers)-St. Quentin, ils enregistrent des forts retards à l’arrivée : ils arrivent une heure et deux minutes après le vainqueur de l’étape, le belge Lowie, mais ils sont autorisés par la direction de course à participer à la fraction suivante. La faute de cette « performance très médiocre »[6] (El Tiempo, 14 mai 1953: 12) est attribuée au climat, à une alimentation différente et, notamment, au manque de panela (produit à travers l’élaboration du sirop de canne), nécessaire pour récupérer les énergies et maintenir le niveau de calories. À partir de la deuxième étape, les premiers abandons sont annoncés (Forero et Montaño lors de la troisième) et le quatrième jour l’aventure de l’équipe colombienne sur les routes de France se termine.
2. Les années 1970 : « Cochise » Rodríguez, les premiers exploits et le début du professionnalisme
La tentative des Colombiens de s'insérer dans « la réalité et l'avenir du cyclisme en Europe occidentale » (Gilard, 2007: 87-88) est marquée par des « frustrations, des amertumes et même des difficultés » (Rincón, 1984: 117). Cependant, une réhabilitation rapide survient, au point que les « escarabajos » démontrent leur capacité à rivaliser avec les grands noms du cyclisme européen, tels que l'Italien Fausto Coppi ou le Suisse Hugo Koblet, qui concourent en Colombie à la fin des années 1950 (Morales Fontanilla en Escovar, 2023; Rendell, 2002: 55). Leur talent se consolide ensuite en Amérique latine au cours de la période suivante, remportant les principales compétitions du sous-continent, comme la Vuelta al Táchira au Venezuela et la Vuelta a México. Ils deviennent ainsi des symboles de ce sport dans la région et, au début des années 1970, commencent à attirer l'attention des équipes européennes.
Le protagoniste de cette réussite est le paisa Martín Emilio Rodríguez, surnommé « Cochise » (en référence à l’apache chef des Chirucahua, leader de l’insurrection de 1861 contre les colons états-uniens), qui dans les années 1960 s’affirme comme le plus grand rouleur latino-américain (Rendell, 2002: 97). En effet, au cours de cette décennie il remporte à quatre reprises le Tour de Colombie (1963, 1964, 1966, 1967), établissant également un record absolu dans le nombre de victoires d’étapes (trente-neuf). Il monte également sur la plus haute marche du podium dans les principales compétitions internationales, comme les Jeux Panaméricains de Winnipeg de 1967 et de Cali de 1971. En 1970, il est le premier Colombien – et troisième Latino-américain – à battre le record de l’heure pour amateurs à Mexico, en parcourant 47 km, 553 m et 24 mm, mesure qui dépasse de presque 40 mètres celle réalisée l’année précédente par l’ancien détenteur, le Danois Mogens Frey Jensen.
En 1971, il est aussi le premier dans l’histoire de son pays à remporter un championnat du monde sur piste au vélodrome de Varese en Italie, devenant ainsi l’athlète le plus célèbre et vénéré du pays (Silva Guzmán, 2017: 30). En relation à cet évènement, en novembre de la même année, il est exclu par la Fédération Internationale Amateur de Cyclisme, car accusé d’avoir affiché sur son maillot une marque publicitaire. À l’époque le règlement olympique interdisait la participation aux épreuves aux athlètes qui gagnaient de l’argent pour des compétions, ce qui prive le coureur de la participation aux Jeux Olympiques de Munich de 1972. « Cochise » avait effectivement reçu le support de l’homme d’affaires italien Giacinto Benotto lors de son record de Mexico, mais il avait aussi porté son maillot publicitaire en d’autres occasions[7]. Benotto lui avait fourni le vélo et les financements nécessaires pour compléter l’épreuve[8], en se substituant ainsi à l’État colombien qui avait refusé de le financer, considérant le record de l’heure comme un événement créé ad hoc qui ne rentre donc pas dans aucun championnat reconnu (Rendell, 2002: 101).
Selon David Leonardo Quitián, cette attitude reflète « l'absence de politiques publiques visant à promouvoir et à assurer la présence de champions colombiens sur la scène internationale »[9] (2013: 36). À l’époque en effet, les résultats de Cochise, malgré les succès, « la résonance du discours héroïque du journalisme » et l’intérêt grandissant de la société, ne rentrent pas dans les préoccupations de l’État qui considère le sport comme un « palliatif à la dureté de la vie quotidienne »[10] (Quitián Roldán, 2013: 37). Ainsi, les exploits des coureurs reposent entièrement sur leurs efforts et initiatives personnels, tout comme ceux des pionniers de la discipline, à travers lesquels ils parviennent à s'imposer face à leur propre configuration et trajectoire, ou comme une expression d'une aspiration refoulée mais potentiellement réelle, comme le suggère Rincón (1984: 190), en faisant référence au concept jungien de l'inconscient collectif.
Cependant, au moment des victoires, les autorités n’hésitent pas, par opportunisme et propagande, à remercier publiquement le champion pour le service rendu au pays, en promettant des récompenses qui restent dans la plupart sans issue, comme dans le cas du président Misael Pastrana Borrero, qui lui avait notamment promis une maison (Silva Guzmán, 2017: 35 ; Dussán y Vergara, 2010: 27).
L’exclusion des Jeux de 1972 détermine le passage définitif de Rodriguez dans le monde des professionnels et le début de sa carrière en Europe, grâce à l’intérêt que l’équipe italienne Bianchi-Campagnolo lui accorde. Ainsi, en 1973, il est le premier Colombien à disputer un Giro d’Italia en tant que gregario de Felice Gimondi, l’un des cyclistes les plus forts de son temps. Dans cette compétition, le 3 juin 1973, lors de la quinzième étape Florence-Forte dei Marmi, il réalise l’exploit : il remporte l’étape, devenant ainsi le premier Latino-américain à gagner sur les routes d’un grand tour. Le 5 juin, dans les pages de El Tiempo, l’admiration se mêle à la rhétorique pour exalter ce succès :
Nous pensons qu'en quittant Florence, vous vous êtes souvenu [Rodriguez] des merveilles artistiques qui s'y trouvaient et que vous avez décidé de « sculpter » votre premier chef-d'œuvre sur votre vélo Bianchi, devant les as du cyclisme. Et nous parlons de chef-d'œuvre, car gagner une étape du « Giro d'Italia » est une affaire réservée aux grands. Une étape dans la compétition italienne, ou dans n'importe quelle course par étapes en Europe, est disputée jusqu'à la mort, avec la ténacité des champions du monde (5 juin 1973 : 2-C)[11].
Dans les mois et les années qui suivent, « Cochise » confirme son talent sur les routes italiennes. En 1973, il remporte le Gran Premio Città di Camaiore et le Trofeo Baracchi, la course qui traditionnellement clôturait la saison cycliste (elle n’est plus disputée aujourd’hui), en duo avec Felice Gimondi. En 1975 il gagne sa deuxième étape au Giro, la Beselga di Piné-Pordenone, en réalisant le record de vitesse (Rendell, 2002: 109). La même année il est aussi le premier Colombien à participer au Tour de France, la plus prestigieuse des courses à vélo. Lors de la « Grande Boucle », Cochise termine à la vingt-septième place : un bon résultat pour une première. À la fin de la compétition, il annonce à la presse sa retraite du cyclisme professionnel. Dans El Tiempo du 20 juillet 1975, un article s’interroge cependant sur l’effectivité de cette décision, en rapportant le désir du coureur de participer aux championnats du monde, occasion qui lui permet de questionner à nouveau le rôle des autorités sportives du pays. Dans ses déclarations, il espère en effet que la Fédération colombienne finance les déplacements pour les épreuves internationales, pour qu’il ne soit pas toujours dépendant de « les Italiens qui payent les frais »[12] (El Tiempo, 20 juillet 1975: 6-D).
Malgré la présence éphémère d’autres coureurs au cours de la période, tels Giovanni Jiménez, qui participe à des compétitions en Belgique en 1968, ou Rafael Antonio Niño (vainqueur du Tour de Colombie) qui participe au Giro de 1974, Martín Emilio Rodriguez a été la première figure internationale du cyclisme colombien professionnel. Vingt ans après la participation malheureuse des Colombiens à la Route de France, il a su incarner la volonté de l’organisateur de cette compétition, Jean Leuillot, qui songeait à « mondialiser » le cyclisme (Gilard, 2007: 92). Cochise est un élément-clé d’un processus qui va culminer dans les années 1980, avec l’affirmation de la « génération dorée » des « escarabajos ».
3. La « génération dorée » des années 1980 : une image positive, un impact social et économique
En effet, c’est à partir de cette décennie que la Colombie va devenir le « seul pays du Sud (à être) régulièrement représenté dans les courses européennes » (Gilard, 2007: 94). Cela est déterminé par une meilleure préparation des coureurs, mais surtout grâce au changement d’attitude de la Fédération cycliste colombienne. En effet, comme Silva Guzmán le souligne, l’institution (héritière de l’Aciclismo) accepte de payer tous les frais indispensables pour participer aux compétitions européennes (2017: 53), montrant comment « le sport pouvait atteindre ce que d'autres mécanismes bourgeois promettaient : le succès, la reconnaissance, le prestige et le pouvoir »[13] (Quitián Roldán, 2013: 36).
En septembre 1980 Alfonso Flórez remporte la première victoire colombienne au Tour de l’Avenir, prestigieuse course pour les amateurs. À ce propos, le jeune coureur déclare au journal El Tiempo :
Cela signifie beaucoup pour moi, tellement que je n'aurai pas les mots pour vous dire ce que je ressens. Sa signification est immense, car avec la victoire nous démontrons au monde que nous sommes supérieurs à beaucoup de ceux qui se croient les monstres du cyclisme. C'est une satisfaction parce que, sans être prétentieux, je peux vous dire que le cyclisme est le sport phare de notre pays. Partout où nous sommes allés, nous avons gagné (22 septembre 1980: 5-D)[14].
Ces mots permettent de configurer le cyclisme compétitif comme un espace qui sert à montrer ce que les Colombiens - au moins une partie d’eux, tentant en considération le tendances régionalistes – sont et/ou aspirent être, en opposition à ce qu’ils ne veulent pas être et/ou sont (Morales Fontanilla en Escovar, 2023) : les fils des paysans, les enfants du villages, probes et travailleurs, qui arrivent à s’imposer grâce à leur dévouement et leurs capacités physiques face aux maîtres de la discipline.
En 1983, la formation d’amateurs Pilas Varta participe au Tour de France. « Cochise » Rodriguez en est l’entraîneur et, parmi ses membres, figurent les coureurs qui s’étaient distingués dans les principales compétitions latino-américaines, tels Floréz, Edgar « el Condorito » Corredor et José Patrocinio Jiménez, lequel termine seizième du classement général après avoir porté pour quelques jours le célèbre Maillot blanc à pois rouges, symbole du meilleur grimpeur. En 1984, l’expérience colombienne dans les grandes courses européennes rencontre des nouveaux succès. En juin, les « escarabajos » remportent, avec Martín « el Negro » Ramírez, le Critérium du Dauphiné Libéré, compétition considérée comme une préparation du Tour de France et célèbre pour ses étapes alpines. En juillet, la Pilas Varta est à nouveau au départ de la « Grande Boucle » avec dix membres. À ce propos, Jacques Gilard indique qu’en plus de cette équipe nationale « cinq créoles couraient dans des équipes européennes qui pariaient sur une adaptation de ces étonnants grimpeurs sud-américains et en espéraient de grandes victoires » (2007: 94).
La grande victoire va arriver avec un jeune coureur, fils de jardiniers de Cundinamarca : Luis Herrera, appelé « el Jardinerito de Fusagasugá ». Herrera est le premier Colombien à remporter une étape au Tour de France. Cela arrive le 16 juillet 1984 sur un terrain prestigieux pour un coureur, l’Alpe d’Huez, et face aux meilleurs rouleurs de l’époque, comme les Français Bernard Hinault et Laurent Fignon ou l’Etats-unien Greg Lemond. D’après Silva Guzmán, avec son succès Lucho se transforme en une icône du sport national (Silva Guzmán, 2017: 80). La nouvelle de sa victoire fait la une des journaux et elle est reçue avec un enthousiasme inouï. Dans El Tiempo, José Clopatovsky écrit :
Herrera fait déjà partie des légendes du Tour, la course par étapes la plus importante au monde. De celles qui ont été écrites avec de la sueur, des larmes et des coups de pédale par les « immortels » du Tour, qui tournent derrière la gloire pour apparaître dans des moments comme celui-ci. [...] La victoire du Colombien est la nouvelle du jour à Paris, avant le référendum de Mitterrand et la convention démocrate de Washington. Les principales chaînes de télévision ont accordé une large place à Herrera et se sont interrogées sur le cyclisme dans notre pays. [...] Les Alpes ont vibré aujourd'hui avec le « escarabajo » (El Tiempo, 17 juillet 1984: 1)[15].
L’année suivante, le cycliste colombien rentre de plain-pied dans l’histoire du Tour, en gagnant, grâce à deux de ses coureurs, deux étapes (Pontarlier - Morzine-Avoriaz et Autrans - Saint-Étienne) et portant à Paris le Maillot blanc à pois rouges. De cette édition reste célèbre l’image du « Jardinerito » qui termine l’étape de Saint-Étienne en levant les bras « tel un christ rédempteur » (Morales Fontanilla en Escovar, 2023) avec le visage couvert de sang après une chute ; une image qui rentre immédiatement dans la mythologie du sport national, pour être proposée régulièrement dans les reportages et les émissions télévisées jusqu’à nos jours. Cette même édition su Tour est marquée également par la victoire de Fabio Parra lors de la douzième étape (Morzine-Lans-en-Vercors), sa huitième place au classement général et le Maillot blanc du meilleur jeune. Le 22 juillet 1985, sur les pages de El Tiempo, les mots du président Belisario Betancur (1982-1986) soulignent l’aspect historique de l’évènement :
De temps en temps, les gens trouvent des archétypes, des symboles qui les transforment en mythes. Lucho Herrera, Fabio Parra et l'équipe sont ce mythe que les Colombiens ont trouvé au milieu du chemin de notre histoire (El Tiempo, 22 juillet 1985: 2-B)[16].
Les années 1984 et 1985 marquent l'avènement définitif des « escarabajos » sur la scène cycliste mondiale. En 1985, ces coureurs colombiens décrochent des résultats remarquables à la Vuelta a España. Notamment, Antonio « Tomate » Agudelo devient le premier à remporter une étape de la course, tandis que Francisco « Pacho » Rodríguez s'impose à deux reprises et se classe troisième au général. Fabio Parra, quant à lui, se hisse à la cinquième place au général et remporte le classement des néo-professionnels. La même année, l'équipe Varta-Café de Colombia fait ses débuts au Giro. Pour beaucoup de cyclistes colombiens, cette occasion constitue leur première expérience avec la neige et les températures basses, fréquentes sur cette course. Bien qu'ils n'obtiennent pas de résultats significatifs, les Colombiens démontrent une fois de plus leurs talents exceptionnels de grimpeurs, comme le montrent les deuxième et troisième places occupées par Reynel Montoya et Rafael Acevedo au classement du Grand Prix de la Montagne.
Dès 1986, la Colombie entre de plain-pied sur les routes des grands tours avec deux équipes qui marquent les esprits : Café de Colombia-Varta et Postobón-Ryalcao. Avec ces formations, vingt-six « escarabajos » prennent le départ du Tour de France. En 1987, un premier grand succès est remporté dans un classement général de course à étapes : la victoire dans un grand tour de trois semaines, la Vuelta a España, est conquise par « Lucho » Herrera et par l'équipe Postobón-Ryalcao dans le classement par équipes. Cet exploit consacre définitivement Herrera comme un héros national, accueilli avec honneurs à la Casa de Nariño (le Palais présidentiel) par le président Virgilio Barco (1986-1990). Ce dernier profite de l’occasion non seulement pour prendre une revanche face à la colonisation espagnole, mais surtout pour proclamer le cyclisme comme un sport national colombien (Dussán y Vergara, 2010: 28). Les bons résultats des coureurs colombiens se poursuivent jusqu'à la fin de la décennie de 1980, avec la troisième place de Parra au Tour de France 1988 et les deux victoires d’Herrera au Giro 1989 (Padova-Tre Cime di Lavaredo et Mendrisio-Monte Generoso c.l.m.), où il remporte également le Gran Prix de la Montagne.
Les victoires rencontrées par les cyclistes colombiens n’ont pas une valeur purement sportive, mais également psychologique, sociale et économique. Dans un pays qui assiste à une recrudescence de la violence, avec l’intensification du conflit entre l’État et les guérillas (marquée par la prise du Palais de Justice en novembre 1985), l’émergence du paramilitarisme et la diffusion du trafic de drogue, le fait d’avoir des équipes qui gagnent représente une manière d’afficher une image positive de soi-même : Lucho Herrera, Fabio Parra et les autres « escarabajo »s représentent un visage alternatif – ou authentique - du peuple colombien. Significatif est, à ce propos, le commentaire écrit par l’économiste Jorge Child sur les pages de El Espectador en 1984, à la suite de la victoire de Martín Ramírez sur Bernard Hinault au Critérium du Dauphiné :
Le champion détrôné Bernard Hinault, dans le dernier virage du parcours, le regard perdu, cria « coca, coca... » au nouveau roi mondial du pédalage, Martin Ramirez, et ce dernier lui répondit « et marijuana aussi ». Un échange de sentiments très tendu, mais tout à fait dans la vague contemporaine de la consommation mondiale d'hallucinogènes. Tout cela fait partie du marché psychédélique contemporain dans lequel, jusqu'à récemment, la Colombie était le leader mondial. Heureusement, Martín Ramírez et Francisco Rodríguez ont compensé cette perte par un nouveau leadership mondial. Il est temps que le gouvernement s'implique de manière moins lyrique et sentimentale dans la promotion des activités dans lesquelles nous excellons au niveau international, comme le cyclisme. Le gouvernement dispose d'agences dédiées à la promotion des exportations colombiennes, Proexpo et la Corporation nationale du tourisme, qui, outre le fait qu'elles dépensent de l'argent pour des liens avec l'étranger, pour des dépenses non ciblées et même pour des affaires telles que le contrat de l'aquarium de San Andrés du CNT, n'ont rien fait pour affirmer nos véritables fers de lance sur le marché mondial. L'un d'entre eux, et aujourd'hui le plus important, ce sont les champions internationaux du cyclisme colombien [...] La bicyclette n'est pas seulement un moyen efficace de propagande mondiale, mais aussi une source d'emploi très dynamique. La bicyclette, si on lui ouvre des pistes cyclables spécialement aménagées, peut jouer pour la Colombie le même rôle industriel que l'automobile dans le développement capitaliste contemporain. [...] Un cycliste mobilise plus de personnel technique, administratif et d'encadrement qu'un footballeur. Certains calculent que l'équipe technique par cycliste est trois fois plus importante que celle d'un footballeur. Tout ceci se réfère, bien sûr, à la création d'emplois dans le secteur tertiaire des services, car dans la fabrication et l'entretien mécanique de la bicyclette et de ses pistes, l'investissement peut être un multiplicateur d'emplois comme l'est celui de l'automobile pour les États-Unis (1984)[17].
En moins de trente ans, les cyclistes colombiens sont passés de l'obscurité à la gloire du cyclisme, déplaçant l'image négative de la Colombie en tant que productrice et exportatrice de cocaïne pour celle bien plus positive d'exportatrice de talent sportif. Ils sont devenus les invités d'honneur des principales compétitions internationales, acclamés et reconnus par les supporters. Leurs voyages à travers le monde leur ont permis d'apprendre une ou plusieurs langues étrangères, offrant ainsi une opportunité de rachat social pour des jeunes issus majoritairement de milieux ruraux affectés par une éducation limitée, voire par l'analphabétisme (Rincón, 1984: 184). Lorsqu'ils montent sur les podiums européens, ils montrent sur leurs maillots des marques nationales comme le café ou les sodas, transformant ainsi le cyclisme en un moyen de promotion de l'industrie nationale et du tourisme (Gilard, 2007: 69, 95). Les exploits des « escarabajos » ont également incité la population à adopter davantage la pratique du vélo, que ce soit pour émuler leurs exploits ou simplement pour l'activité physique, et ont poussé les administrations urbaines, notamment celle de Bogota, à aménager des espaces dédiés comme les ciclovías (pistes cyclables), rapidement devenues un modèle en Amérique Latine (Rausch, 2018: 14-15).
Conclusion
L’ascension des « escarabajos » au sommet du cyclisme mondial s’est déroulée, tel un grand tour, par étapes. Après les premières tentatives précoces et mal organisées des cyclistes colombiens en Europe, qui avaient du mal à suivre le rythme du peloton, les années 1970 ont marqué un tournant où ils ont commencé à s'adapter et à obtenir leurs premiers résultats. Au cours de la décennie suivante, qui constitue la première « ère dorée », ils ont su rivaliser avec leurs concurrents et à inscrire leurs noms dans les palmarès.
Sport populaire par excellence, le cyclisme a enthousiasmé la population colombienne, éprouvée par des années de violence et de guerre, à tel point qu'il est devenu un instrument de rédemption. Le cyclisme colombien n'a pas nécessairement reflété l'image traditionnelle du pays, mais il a offert une réputation alternative avec un impact émotionnel significatif. C’est pourquoi cet aspect a suscité un intérêt considérable, allant jusqu'à ce qu'un journal français qualifie l'émergence des Colombiens comme un moment incontournable dans l'histoire centenaire du Tour de France en 2015.
À l'instar d'une révolution, l’essor du cyclisme colombien a bouleversé l'ordre mondial du cyclisme, permettant à un pays du Sud de rivaliser, voire de surpasser, les nations historiquement dominantes dans ce sport. Ce travail mériterait d’être complété par des études ultérieures et plus approfondies concernant la diffusion de ce sport dans les départements colombiens, tenant compte du caractère régionaliste signalé par Fernández L’Hoeste (2015). De plus, il serait également intéressant de considérer l'histoire de la politique gouvernementale nationale et des administrations départementales concernant le cyclisme, qui ont parfois stimulé la pratique de la discipline et créé de véritables « viviers de champions ». C'est ainsi que, par exemple, le talent de Nairo Quintana a été découvert à la fin des années 2000 grâce à un programme du gouvernement de Boyacá.
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Notes de fin
[1] Cette expression est créée par le journaliste radiophonique Jorge Henrique Buitrango au cours du Tour de Colombie 1954 quand, en voyant le cycliste Ramón Hoyos, blessé après une chute, grimper sur les montagnes, aurait exclamé : « ¡No es un humano, es un escarabajo en bicicleta! » (Il n’est pas un humain, c’est un scarabée à vélo !). Cfr, Blanco Lineros Thomas (2017). « ¿Por qué llaman escarabajos a los ciclistas colombianos? », elespectador.com, 6 juillet. [URL : https://www.elespectador.com/deportes/ciclismo/por-que-llaman-escarabajos-a-los-ciclistas-colombianos/. Consulté le 26 mai 2023]
[2] Entre 2010 et 2023, cinquante-trois athlètes totalisent 253 participations dans les trois grands tours, remportant quarante-deux étapes, dont vingt-sept en montagne. Ils occupent au total trente-cinq places dans les dix premiers du classement général, dont onze podiums et quatre victoires (Nairo Quintana au Giro 2014 et à la Vuelta 2016 ; Egan Bernal au Tour de France 2019 et au Giro 2022). Au cours de la même période, les courses voient la participation de sept Vénézuéliens, quatre Équatoriens, trois Argentins, deux Brésiliens et deux Uruguayens, ainsi qu'un coureur costaricain et un Panaméen. La Colombie est donc le premier pays du Sud à être régulièrement présent dans les compétitions, parfois avec des équipes nationales, tels le Team Colombia, au Giro 2013 et 2014, et le Manzana Postobón Team à la Vuelta 2017.
[3] « de bicicleta, de carrera, de triunfo », (Rincón, 1984: 185).
[4] « en un dispositivo para constituir la modernidad que las élites anhelaban y para civilizar al pueblo » (Salazar, 2016: 55). Salazar indique cependant que le vélo ne s’est pas toujours aligné à ce propos civilisateur, considérant son utilisation (pour le travail ou le loisir), son danger (notamment la vitesse) et sa pratique quotidienne ou ritualisées par les compétitions qui s’identifie comme un lieu de « coproduction de subjectivités mobiles ou de corps-machines, que l'analyse du corps n'explore que dans une seule de ses dimensions » (Salazar, 2016: 55).
[5] « Colombianos y británicos son sin duda las “incógnitas” que retienen la mayor atención de los especialistas y que inquietan un poco a los continentales. El equipo de Colombia, por su parte, disfruta de un prejuicio tanto más favorable que su entrenador José Beyaert[5], quien ha sido de buena escuela, no escatima elogios sobre sus pupilos. Para estos - elementos jóvenes - las primeras etapas serán un difícil período de aclimatación pero Beyaert no duda que pasado el cabo Hoyos, Mesa y Forero se pondrán en evidencia. Esta seguridad de Beyaert no deja de traer inquietudes porque los especialistas tienen aún presentes en el espíritu las sorpresas que los campeones continentales experimentaron durante su salida a América del Sur, descubriendo el valor del ciclismo latinoamericano ». Auteur inconnu (1953). « Bayaert Ratifica sus Esperanzas en Ramón Hoyos, Mesa y Forero ». El Tiempo, 13 mai : 16.
[6] « muy poco brillante actuación ». Auteur inconnu (1953). « No Pudieron los Colombianos Con la “Route de France” ». El Tiempo, 14 mai : 12.
[7] En novembre 1971, Cochise est accusé d’avoir utilisé un maillot de Benotto lors de l’épreuve disputée par le danois Ole Ritter pour établir le nouveau record sur les 100 km. Des accusations auxquelles le champion colombien répond de la manière suivante : « Yo no estaba ese día compitiendo en el velódromo de México. Considero que durante los entrenamientos o en la vida privada uno puede llevar el vestido que desee, así sea un abrigo. No entiendo qué tiene que ver el vestido que utilicé el día de la prueba de Ritter con las normas que rigen el deporte aficionado ». Selon Cochise, la decisión de l’exclure des Jeux Olympiques « es una arbitrariedad y la acción está inspirada por personas que bien sabes de mis posibilidades de ganar la medalla de oro en Múnich », Cfr. El Tiempo, 26 novembre 1971: 2-C.
[8] En occasion de l’exclusion de Cochise des Jeux, le 26 novembre 1971 le quotidien italien La Stampa reporte une déclaration de l’industriel Benotto qui prend publiquement la défense du cycliste colombien en déclarant que Cochise n’avait jamais signé des contrats publicitaires et que le maillot qu’il avait porté n’était qu’un cadeau. Cfr. La Stampa, 26 novembre 1971 : 18.
[9] « la inexistencia de políticas públicas que propiciaran y aseguraran la presencia de campeones colombianos en el alto rendimiento internacional », (Quitián Roldán, 2013: 36).
[10] « paliativo a la dureza de la cotidianidad », (Quitián Roldán, 2013: 37).
[11] « Estamos pensando que al partir de Florencia, recordó usted las maravillas del arte que allí se encuentran y decidió entonces "esculpir" sobre su bicicleta Bianchi su primera obra maestra, frente a los ases del ciclismo. Y la llamamos obra maestra, porque ganar una etapa en el "Giro D’Italia" es asunto solo reservado a los grandes. Una etapa de la competencia italiana o de cualquier prueba por etapas en Europa, se disputa "a muerte", se pelea con el tesón propio de campeones mundiales », Urrego Hector (1973). « Carta a Cochise ». El Tiempo, 5 juin : 2-C.
[12] « los italianos que pagan los gastos », Auteur inconnu (1975). « ¿Se retira Cochise? ». El Tiempo, 20 juillet : 6-D.
[13] « con el deporte se podía lograr lo que otros mecanismos burgueses prometían: éxito, reconocimiento, prestigio y poder », (Quitián Roldán, 2013: 36).
[14] « Para mí esto significa mucho, tanto que no tendrá palabras para poderles contar lo que siento. Su significado es inmenso, porque con la victoria demostramos ante el mundo que somos superiores a muchos que se creen los monstruos del ciclismo. Es satisfactorio porque sin pecar de creídos puedo decirle que el ciclismo es el deporte bandera de nuestro país. A dónde hemos ido, hemos ganado », Matallana Rafael (1980). « Demostramos que somos buenos ». El Tiempo, 22 septembre : 5-D.
[15] « Herrera ya es parte de las leyendas del Tour, la carrera más importante por etapas del mundo. De aquellas que han escrito con sudor, lágrimas y pedalazos los “inmortales” del Tour, que se arremolinan tras la gloria para aparecer en momentos como éste. [...] La victoria del colombiano fue la noticia del día en Paris, por delante del reférendum de Mitterrand y la convención Demócrata en Washington. Los principales canales de televisión le dieron amplio espacio a Herrera e indagaron por el ciclismo de nuestro país. [...] Los Alpes vibraron hoy con el “escarabajo” », Auteur inconnu (1984). « Herrera doblegó a los ases ayer ». El Tiempo, 17 juillet : 1.
[16] « De tiempo en tiempo, los pueblos encuentran unos arquetipos, unos símbolos que lo convierten en su mito. Pues Lucho Herrera y Fabio Parra y el equipo, son ese mito que los colombianos hemos encontrado en la mitad del camino de nuestra historia », Auteur inconnu (1985). « ‘Ustedes se convierten en un mito’ ». El Tiempo, 22 juillet : 2-B.
[17] « El campeón destronado Bernard Hinault, en el último codo de recorrido se veía perdido y le gritaba encuentro al nuevo rey mundial del pedal, Martín Ramírez, “coca, coca…”, y Ramírez le respondía “y marihuana también”. Un intercambio de sentimientos encontrado muy tensionado, pero muy en la onda contemporánea del consumo mundial de los alucinógenos. Todo esto hace parte del mercado psicodélico contemporáneo en donde hasta hace poco Colombia era el líder mundial. Afortunadamente ahora Martín Ramírez y Francisco Rodríguez nos han compensado esa pérdida con un nuevo liderazgo mundial. Es hora de que el Gobierno participe en forma menos lírica y sentimental en la promoción de las actividades en que nos estamos destacando internacionalmente, como el ciclismo. El Gobierno tiene agencias dedicadas a la promoción de exportaciones colombianas, Proexpo y la Corporación Nacional de Turismo, que fuera de gastar plata en corbatas exteriores, en gastos desenfocados, y hasta en negociados como el contrato del acuario de San Andrés de la CNT, no han hecho nada por afirmar nuestras verdaderas puntas de lanza en el mercado mundial. Una de esta, y hoy la más importante, la constituyen los campeones internacionales del ciclismo colombiano. […] El ciclismo no sólo es un eficaz vehículo de propaganda mundial, sino que también es una fuente de empleo muy dinámica. La bicicleta, si le abren ciclovías especialmente construidas, puede desempeñar para Colombia el mismo papel industrial que tiene el automóvil en el desarrollo capitalista contemporáneo. […] Un ciclista moviliza más personal técnico, administrativo y directivo que un futbolista. Algunos calculan que el equipo técnico por ciclista es tres veces superior a la que supone un futbolista. Todo esto se refiere, claro está, a la creación de empleo en el sector terciario de los servicios, porque en la fabricación y mantenimiento mecánico de la cicla y de sus ciclovías la inversión puede ser tan multiplicadora de empleo como lo es la del automóvil para los Estados Unidos », Child Jorge (1984). « ¡A exportar ciclismo! ». El Espectador, 7 juin.
Pour citer cet article :
Michele Merenda, « Escarabajos en Europe : une question d’image et d’inscription de la Colombie sur la scène sportive internationale (1970-1980) », RITA [en ligne], n°17 : septembre 2024, mis en ligne le 30 septembre 2024. Disponible sur: http://www.revue-rita.com/dossier-thematique-n-17-traits-d-union/escarabajos-en-europe-une-question-d-image-et-d-imposition-de-la-colombie-sur-la-scene-sportive-internationale-1970-1980-michele-merenda.html