Les usages des références à l'Afrique dans le vodou haïtien à Montréal
À partir d'observations et d'entretiens menés lors d'un terrain ethnographique de sept mois à Montréal, je montrerai quels sont les usages de références à l'Afrique dans le vodou haïtien à Montréal...
Il sera question d'un groupe particulier de pratiquants, constitué en association, qui mobilise des conceptions de l'Afrique afin de redéfinir une authenticité du vodou excluant toute l'influence que le catholicisme eut sur cette religion. Par la production d'un discours universaliste et afrocentré, ces chefs de culte tendent à se positionner en représentants des pratiquants vodou, mais également de la communauté haïtienne de Montréal. Cependant, le faible succès de ces initiatives qui valorisent le vodou par l'accent mis sur son origine africaine laisse penser que seulement une faible part des pratiquants vodou à Montréal adhère à ces constructions identitaires.
Mots-clés : Vodou; Réafricanisation; Religions transnationales; Haïti; Montréal.
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Hadrien Munier
Doctorat
Centre de Recherches et d'Études Anthropologiques – Université Lyon 2
Centre d’Études sur les Arts, les Lettres et les Traditions – Université Laval
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Les usages des références à l'Afrique dans le vodou haïtien à Montréal
Introduction
Depuis la création, en France, d'un champ de recherches sur les Amériques noires par Roger Bastide (1967), cette part de l'anthropologie passa d'un intérêt pour les « traditions » africaines à une analyse des usages de ces dites traditions (Capone, 2005a). Les usages de références à l'Afrique dans les religions afro-américaines ont donc fait l'objet de plusieurs recherches en anthropologie. Celles-ci permettent de saisir la teneur des discours que les chefs religieux de certains cultes afro-américains cherchent à diffuser et les processus de légitimation qui les sous-tendent. Au Brésil, certaines maisons de culte du candomblé se revendiquent d'une pureté africaine, incarnée par le culte de la nation nagô (yoruba), en opposition à des cultes considérés comme « dégénérés » à cause de la visibilité de leurs emprunts aux pratiques religieuses indiennes et/ou européennes (Capone, 1999). Ailleurs, certains initiés de la santería, culte pratiqué à Cuba s’exportant actuellement au Mexique (Argyriadis, 2005) ou à Miami (Capone, 2005b), se présentent également comme les dépositaires d'une tradition africaine intacte afin de renforcer leur légitimité dans un contexte de rivalités religieuses (Argyriadis & Capone, 2004).
Cette quête d'authenticité, s'opposant en apparence aux processus syncrétiques passés et présents, passe par la démonstration d'une « tradition africaine » conservée, c'est-à-dire par des remaniements touchant autant les panthéons que les modalités rituelles. Sur un modèle proche de la « théorie des masques » de Roger Bastide (1996), un certain nombre des acteurs de ces réafricanisations avancent l'idée selon laquelle les correspondances entre les esprits issus de cultes africains et les saints catholiques n'ont plus d'utilité. En effet, pour eux, il n'est plus nécessaire de cacher leur culte derrière une apparence de catholicisme populaire pour éviter les persécutions dont furent victimes les esclaves africains des Amériques puisque ce régime de domination est révolu (Capone, 1999). Ils considèrent donc que supprimer des éléments catholiques contenus dans leur culte leur permet de retrouver la forme authentiquement et originellement africaine des cultes syncrétiques afro-américains.
Ces processus de réafricanisation, qui témoignent à la fois d'une volonté de recréer des liens avec l'Afrique chez certains membres des populations noires des Amériques et d'un usage stratégique de la tradition dans des champs religieux marqués par d'importantes rivalités, sont depuis peu mis en œuvre dans le vodou haïtien. C'est en recourant à un imaginaire de l'Afrique particulier, dont la notion de ginen (1) témoigne, et en reliant celui-ci à un nouvel imaginaire, marqué par l'afrocentrisme, que certains chefs religieux tentent de produire une nouvelle pratique du vodou.
S'appuyant sur des observations et des entretiens menés lors d'un terrain ethnographique de sept mois à Montréal (2), cet article tente d'interroger les implications du processus de réafricanisation ayant lieu actuellement dans le vodou haïtien. Il s'agit d'analyser comment les usages actuels de références à l'Afrique sont mis en œuvre pour servir des enjeux de pouvoir au sein du vodou. Comme je le montrerai, les chefs religieux à l'initiative de cette réafricanisation produisent des discours qui les positionnent en tant que représentants, selon les cas, des pratiquants vodou, de la communauté haïtienne de Montréal ou de tous les Haïtiens, diaspora incluse. Par extension, on peut se demander quelles conséquences engendre cette reformulation du vodou sur les modes d'affiliation religieuse, et comment la réaction des pratiquants permet d’en comprendre les enjeux.
Je commencerai par donner quelques repères historiques et spatiaux sur la communauté haïtienne de Montréal afin de comprendre quels collectifs peuvent être concernés par les discours des officiants vodou. Je décrirai ensuite une cérémonie organisée par une association religieuse prônant une réafricanisation du vodou. Ces données empiriques amèneront enfin une analyse sur les modalités et les enjeux de la réafricanisation du vodou dans un contexte diasporique.
I. La communauté haïtienne de Montréal : migrations, marginalisation et hétérogénéité sociale.
La communauté haïtienne de Montréal s’est constituée par différentes vagues successives de migrants et par leurs descendants. La compréhension de son hétérogénéité sociale actuelle passe par la prise en compte de cette histoire migratoire.
Les premières vagues migratoires importantes d'Haïtiens à Montréal commencèrent au milieu des années soixante, ;elles étaient alors constituées d'universitaires et de personnes exerçant des professions libérales qui fuyaient la dictature duvaliériste établie dès 1957 (Dejean, 1978). Les vagues suivantes, également provoquées par la dictature, étaient composées par des migrants dont le pouvoir économique allait en diminuant (Piché et al., 1983). Ceux-ci, en nombre plus important que leurs prédécesseurs de milieux aisés, occupèrent une place plus marginale dans la société d'accueil.
Actuellement, «(les Haïtiens) forment une population de près de 150 000 personnes concentrées essentiellement à Montréal mais avec un noyau important dans la région de Toronto et Hull Ottawa » (Voltaire, 2007:54). À Montréal, la population haïtienne « n'est pas confinée dans une seule zone de la ville, dans une sorte de ghetto, (…) elle est au contraire éparpillée dans toute la région montréalaise, avec (des) points de concentration » (Dejean, 1990). La raison principale du choix de cette implantation est liée aux prix des habitations qui, concernant les migrants des dernières vagues, devaient correspondre aux faibles revenus de leurs emplois (Bernèche & Martin, 1984). C'est par exemple le cas pour Rivière-des-Pairies, où « de nombreuses familles élurent domicile (…) par le biais de coopératives d'habitation » (Dejean, 1990). Ces processus de migration et d'implantation donnèrent naissance à la communauté haïtienne de Montréal, mais il ne faudrait pas la considérer comme un groupe homogène, puisque ses membres ont des histoires migratoires différentes et viennent de milieux sociaux variés, ils ont donc des conditions de vie hétérogènes.
Une partie de la population d'origine haïtienne de Montréal vit dans des conditions de précarité se manifestant dans différents domaines de la vie quotidienne. La discrimination raciale (3), les phénomènes de violence et de délinquance des adolescents et jeunes adultes, (Jean-Claude Desruisseaux et al., 2002), le VIH/sida (Robillard et al., 2004:17) et la déqualification professionnelle (Vatz-Laaroussi, 2009: 19-20) sont autant de facteurs participant à marginaliser la communauté haïtienne à Montréal.
Cette situation, causée par de multiples facteurs, peut être rapprochée du contexte de violence structurelle analysé par Philippe Bourgois (2001) au sein de la population d'origine portoricaine du quartier de East Harlem à New-York. En effet, il existe une logique d'exclusion sociale, dont les causes sont moins visibles que les conséquences, plaçant une partie de la communauté haïtienne de Montréal dans une situation d'exclusion sociale.
Ces conditions de vie peuvent être associées à ce que Arthur Kleinman, Veena Das et Margaret Lock appellent la souffrance sociale : « la souffrance sociale résulte de ce que les pouvoirs politiques, économiques et institutionnels font aux personnes et, réciproquement, de la manière dont ces formes de pouvoir elles-mêmes répondent aux problèmes sociaux »(4) (Kleinman et al., 1997 : ix). La notion de souffrance sociale permet alors de considérer ces multiples expériences de la marginalisation dans un ensemble amenant à « lier les problèmes personnels aux problèmes sociaux » (ibid.). Peut-être parce que cette pluralité de facteurs s'exerce simultanément sur les membres de la communauté haïtienne de Montréal, ceux-ci sont particulièrement conscients de leur propre situation d'exclusion.
Cette marginalisation actuelle, vécue par une partie de la communauté, a été évoquée plus ou moins directement par les pratiquants vodou rencontrés lors de l'enquête de terrain. Mais, la conscience de ce statut est également décelable dans les rituels de certains groupes de pratiquants vodou, dont l'un est présenté ici.
II. Les usages d'imaginaires de l'Afrique dans une cérémonie vodou à Montréal
Le 13 mars 2010 j'assistai à une cérémonie en hommage aux victimes du séisme, catastrophe qui avait ravagé Haïti le 12 janvier 2010. Mirna, par téléphone quelques jours auparavant, m'avait expliqué qu'elle et son groupe souhaitaient que cette cérémonie ait lieu deux mois après le séisme afin d'avoir le caractère solennel d'une commémoration. Elle me présenta également cet événement comme des « funérailles symboliques », en insistant sur le fait que c'était un rituel de « vodou religieux ». Cette expression, qui peut paraître surprenante, prend son sens lorsqu'on connaît le discours produit par le groupe de cette manbo (5). Comme il apparaît plus loin, cela renvoie au type de pratique du vodou prôné par l'association l'Église Vodou d'Haïti, dont Mirna fait partie.
Il faut tout d'abord savoir que ces « funérailles symboliques » furent organisées dans un centre culturel haïtien de Montréal : La Perle Retrouvée (6). Ce lieu, situé dans une ancienne église à l'angle du boulevard Pie IX et de l'autoroute métropolitaine, est l'organisme culturel haïtien le plus important à Montréal. Cela indique la volonté des organisateurs de diffuser largement la conception du vodou qu'ils défendent auprès des Haïtiens vivant à Montréal. La cérémonie avait lieu un samedi soir, comme c'est souvent le cas lorsque des pratiquants vodou organisent des cérémonies publiques à Montréal. Il y avait une vingtaine de personnes parmi le public et les organisateurs étaient une dizaine. Au cours de la cérémonie, d'autres spectateurs arrivaient, mais le nombre total de personnes présentes ne dépassa pas cinquante.
La cérémonie débuta par une allocution d'Emeline en créole, lors de laquelle elle parlait à la fois au nom des familles pleurant leurs morts et au nom des disparus eux-mêmes. Puis, Mirna demanda à l'ensemble des personnes de se lever et de répéter après elle une prière en français. Elle commençait par une invocation à Olohoum, la divinité qui, selon les officiants, a créé les différents lwa (7)afin qu'ils aident les humains. Il est érigé en dieu unique, supplantant le dieu catholique pour les membres de l'Église Vodou d'Haïti. Puis, vint une énumération des principaux lwa (8) et de leurs spécificités. La prière finit en demandant « au nom d'Olohoum, des escortes des lwa et de tous nos ancêtres, que tous les enfants réunis en ce lieu soient sous vos protections et vos gardes ». Cela constituait une bénédiction collective qui mettait le groupe sous la protection du dieu et des lwa, une manière d'entrer dans le rituel en unissant les différentes personnes présentes.
A. La notion de ginen
Une série de chants en créole, adressés à différents lwa, fut entonnée par Emeline, une manbo proche de l'Église Vodou, à laquelle le public répondait en chœur en répétant les paroles.
Les deux derniers des trois chants avaient davantage le caractère d'un hommage aux morts que le premier, intitulé « mwen soti lasous » (« je suis allé à la source »). Le second était « sonen lambi a pou nan ginen tande » (« sonnez la conque pour qu'elle soit entendue en ginen »). L'allusion aux morts résidait dans l'évocation de la ginen car elle était, ici, l'Afrique imaginée où reposaient les esprits des ancêtres. La référence au lambi, un coquillage dans lequel on souffle pour communiquer à distance, y était utilisée pour signifier que les ancêtres étaient prévenus de l'arrivée des morts qui les rejoignaient. Le dernier chant, « yo vini gade, yo vini tande » (« ils viennent regarder, ils viennent écouter »), incitait les oungan et manbo à « parler pour eux ». Par ce chant, les participants s'adressaient aux morts mentionnés comme s'ils étaient présents à cette cérémonie.
Les officiants insistaient sur la notion de Ginen, en tant qu'espace d'ancestralité, Afrique mythique, à la fois explicitement et implicitement. L'ancestralité explicite de la Ginen vient du fait qu'elle est le lieu où résident les ancêtres et les lwa. Cette conception correspond à ce que rapporte Alfred Métraux lors de son ethnographie sur le vodou en Haïti dans les années cinquante : « Les loa, tout au moins les plus importants, vivent en « Guinée ». Ce nom a d'ailleurs perdu sa véritable signification géographique, car la « Guinée » est une sorte de Walhalla non localisé que les loa quittent lorsqu'ils sont appelés sur terre. » (1958:80). L'usage de cette notion est également mentionné par Karen Mc Carthy-Brown lorsqu'elle décrit la manière dont est pratiqué le vodou à New-York et qu'elle rapporte une phrase prononcée au début de chaque cérémonie vodou, à New-York comme à Montréal : « d'en haut jusqu'en bas, en Ginen ils entendent. »(9) (2001:377).
Implicitement, ginen est un terme renvoyant à la part du vodou issue d'Afrique. Par exemple, les lwa Rada sont dits ginen, donc africains, alors que les lwa Petro sont dits créoles, c'est-à-dire issus de et résidant en Haïti. Ce sens donné au terme Ginen est utilisé par les membres de l'Église Vodou pour construire l'image d'une Afrique ancestrale mobilisée dans leur rhétorique religieuse, garantissant à leur pratique rituelle une authenticité que les autres pratiquants vodou auraient perdue. La référence à la ginen se comprend ici comme un souvenir de l'Afrique dans la pratique du vodou. En renvoyant à une résidence éloignée des lwa et des ancêtres, la notion de ginen recèle ici l'idée d'une origine africaine des esprits. Mais cette conception n'est pas anodine car elle renvoie à l'importation du vodou par les esclaves lors de la traite transatlantique. Cette notion conserve la mémoire du passé africain de la population haïtienne en la sacralisant.
Après cette période de chants, un des oungan participant à l'organisation de la cérémonie prononça un discours dans lequel il développait une conception de l'Afrique différente de la notion de ginen.
B. Des discours afrocentristes.
Debout derrière la table installée sur la scène, Jules André prit la parole durant une vingtaine de minutes. Contrairement aux chants précédents, dans lesquels l'Afrique n'était mentionnée que de façon allusive, il y est ici fait directement référence. Mais cette référence à l'Afrique renvoyait moins à ses habitants et ses sociétés actuelles qu'à un symbole que peuvent mobiliser les lointains descendants d'esclaves déportés en Haïti.
«Jules André : Initiés vodou de tout ordre mystique Asogwe, Kwakwa, Makaya, Kimanga, Makousi, nous vous saluons dans le nom d'Olohoum. Nous saluons aussi les initiés des autres confessions de foi : les chrétiens catholiques et protestants, les francs-maçons, les rosicruciens, les martinistes, les judaïstes et les islamistes. Nous leur disons : le vodou est un grand pye mapou (arbre) au pied duquel viennent togwe (se réunir)toutes les autres professions de foi.
Et (nous sommes réunis ici à l'initiative) de manbo (Mirna) et de oungan (Bob) du Temple des Mystères Vodou. C'est un temple vodou qui s'occupe de vos problèmes personnels, des problèmes que vous pouvez rencontrer tous les jours, de vos problèmes mystiques. Donc n'hésitez pas à consulter le Temple des Mystères pour ce qui a trait à ces questions.
Nous avons aussi l'organisation Milokan, de oungan Dominique. Nous avons aussi le temple de madame (Emeline), c'est un temple qui est très connu à Montréal. Nous avons aussi l'association de Amalik, connue sous le nom Makandal. Donc c'est à la faveur de tous ces faisceaux que nous avons pu nous réunir ce soir.
Mais (ce) rituel funéraire est le résultat d'une résolution prise par les oungan, manbo et empereurs haïtiens à l'occasion de la tenue d'un congrès vodou à l'Hôtel Christopher à Port-au-Prince les 1er, 2, 3 mai 1998. Cette démarche religieuse s'inscrit dans le cadre d'un grand mouvement vodou, qui commença à Port-au-Prince en 1987 avec ZANTRAY (10). La vision de ces grands hommes de foi était, quand l'heure aura sonné, pour conduire notre dépouille se reposer à l'occident éternel, qu'il y ait en même temps que les autres cérémonies mystiques, une cérémonie religieuse, sociale, qui a la même valeur sur le plan civil que les autres professions de foi acceptées en Haïti.
Nous allons ouvrir notre livre sacré à l'enseignement 50 : ''Je suis un être d'éternité''. (Jules André ouvre le livre sur la table) « En se séparant de notre corps, notre âme a entamé un cercle d'éternité. »
Nous voulons que cette cérémonie se fasse avec des vodouisants, par des vodouisants et pour des vodouisants. (…) nous, vodouisants, nous vivons, nous expérimentons depuis des millénaires, depuis la civilisation pharaonique. Ils étaient les premiers à inspirer ce passage de la vie matérielle à la vie spirituelle, elle est la mère de la réflexion physique du christianisme. (…).
L'empereur Boukman nous donné des instructions à l'occasion du fameux ''congrès'' vodou de libération qui a eu lieu du 13 au 14 aout 1791. L'empereur Boukman a jeté au feu sacré de cette cérémonie l'image de l'esclavage. Le geste de l'empereur à cette époque traduisait déjà le refus du christianisme et l'échec de l'esclavage.
Et nous, après avoir douté de la foi et à douter de la deuxième instruction, nous continuons à prier le dieu des autres et nous nous continuons à prier les ancêtres des autres. C'est pourquoi deux cents ans après, en 1987, des oungan, des empereurs, des manbo, se réunissent pour (réactualiser) le mot d'ordre de l'empereur : retourner à nos ancêtres, retourner à notre dieu. (…)
Nous avons passé beaucoup de temps, deux cents ans, à prier le dieu des autres et à prier les ancêtres des autres. Nous avançons tout doucement vers une mort spirituelle. C'est pourquoi en 1987 on a demandé à retourner à notre dieu et à nos ancêtres. Et on doit le faire à travers des institutions religieuses qui prennent en compte les instructions de l'empereur Boukman et qui prennent en compte les instructions des grands maîtres de 1987.
Donc nous devons nous désaliéner, psychologiquement, spirituellement, mentalement. Et nous devons aussi le faire pour notre jeunesse parce que le mouvement tient compte de la construction d'une jeunesse.
Car nous avons remarqué qu'après deux mille ans de prédication, le christianisme a échoué. Parce que nous remettons notre jeunesse à ce christianisme et qu'est-ce que notre jeunesse nous a donné? Et bien nous avons une jeunesse qui se lance dans la drogue, dans la prostitution, dans la violence. Nous avons une jeunesse qui est hostile à l'instruction et au savoir. Donc notre jeunesse passe plus de temps dans les maisons de (correction). C'est ce que nous avons recueilli pendant ces deux mille ans de christianisme.
C'est pourquoi il faut repenser la jeunesse, il faut construire une jeunesse vodou, sur les pas de nos ancêtres. Une jeunesse vodou qui tienne compte de notre histoire. Une jeunesse vodou qui tienne compte de notre foi, de notre religion, de notre identité.
Et quand cette jeunesse aura été désinfectée, désintoxiquée mentalement, psychologiquement, religieusement, éducationnellement, spirituellement, et que cette jeunesse empruntera la route qui conduit vers nos ancêtres, nous aurons une jeunesse en mesure d'être nantie technologiquement et scientifiquement. »
Ce discours comporte plusieurs points importants pour comprendre les conceptions afrocentristes véhiculées par l'Église Vodou d'Haïti et l'usage qui en est fait.
Une forte critique est émise contre le christianisme, religion à laquelle il est reproché de détourner les Haïtiens de celle censée être la seule à leur donner un salut : le vodou. Cette condamnation du christianisme consiste notamment en une dénonciation de la domination exercée par les colons français mais elle expose les relations de pouvoir uniquement dans un langage religieux. Le vodou, et plus particulièrement la cérémonie de Bois-Caïman (11), est présenté comme l'unique moyen par lequel les esclaves mirent fin à ce mode de domination. Mais lorsque, dans un second temps, Jules André fait référence à l'époque actuelle et à la « jeunesse » haïtienne de Montréal, c'est pour mettre en avant sa situation d'exclusion sociale. Un parallèle est donc établi entre l'histoire des Haïtiens lors de la période esclavagiste et celle des jeunes de la communauté haïtienne actuelle, avec comme dénominateur commun la domination par le christianisme. L’unique cause de cette situation évoquée par le oungan étant, encore une fois, les « deux mille ans de prédication du christianisme », la solution exposée est de « construire une jeunesse vodou ». Cette injonction socio-religieuse s'appuie sur la mobilisation des « ancêtres », témoignant de l'inscription de cette entreprise novatrice pour le vodou dans une tradition mentionnée comme référence légitimante. L'usage indifférencié du terme « congrès » pour qualifier la cérémonie du Bois-Caïman autant que les réunions à l'origine des associations de défense du vodou crée, d'une part, une continuité assimilant ces événements récents à l'événement mythifié et, d'autre part, associe l'ancienne lutte contre la servitude à la lutte pour la reconnaissance et l'établissement d'un rôle actif du vodou dans la société haïtienne. Enfin, les différents organisateurs de la cérémonie sont mentionnés explicitement, il s'agit notamment du Temple des Mystères Vodou (12) dont les membres appartiennent à l'Église Vodou d'Haïti. Cette nomination montre le caractère éminemment singulier de cette cérémonie, ce qui tranche avec le terme « vodouisant » utilisé lors du discours et qui tend à homogénéiser les pratiquants vodou en un seul groupe. Cet écart montre la volonté des organisateurs de représenter tous les pratiquants vodou, sans tenir compte de leur inscription dans des groupes différents.
Au-delà du but manifeste, répondant à la nécessité d'annuler le désordre que le désastre et la mort collective avaient provoqué dans les rapports entre les mondes humain et non-humain (Revet, 2010), cette cérémonie avait également un but latent visé par ses organisateurs. Il s'agissait de diffuser une vision spécifique du vodou et de sa pratique, dans laquelle la production d'un imaginaire sur l'Afrique jouait un rôle primordial, comme le discours de Jules-André le montre bien.
III. Les enjeux d'une réafricanisation du vodou haïtien.
La réafricanisation du vodou dont les signes sont visibles dans cette cérémonie implique plusieurs enjeux, dont la diversité est relative à celle des destinataires visés. Le but explicite de la cérémonie, rendre hommage aux disparus du séisme, permettait aux organisateurs de s'adresser à tous les Haïtiens, en leur proposant leur propre vision du vodou tout en se référant au rôle du vodou dans la société haïtienne. La mobilisation des conceptions afrocentristes dans leurs discours légitimait leur initiative d'institutionnalisation. C'est cette dernière qui est, en dernier ressort, l'enjeu principal car elle produit un mode d'affiliation religieuse spécifique à laquelle les pratiquants vodou n'appartenant pas à l'Eglise Vodou d'Haïti n'adhèrent pas nécessairement.
A. La place du vodou en Haïti et la démarche de l'Église Vodou d'Haïti.
Une des participantes m'avait expliqué que cette cérémonie était organisée, en partie, en raison de la rareté des cérémonies funéraires vodou en Haïti, alors que les catholiques et les protestants en avaient organisé un grand nombre. Autrement dit, les pratiquants vodou décédés n'avaient pas reçu suffisamment d'hommages, selon les pratiquants vodou de Montréal. Cela signifiait que ces groupes religieux montréalais avaient réagi à une situation propre au contexte religieux haïtien. Le discours de la cérémonie s'adressait alors aux Haïtiens dans leur ensemble en présentant la Cérémonie du Bois-Caïman, mythe fondateur de la république haïtienne (Hurbon, 2000), comme une preuve du rôle émancipateur du vodou. Cette dimension politique du vodou, énoncée à Montréal, se référait au contexte spécifique du vodou en Haïti.
Cherchant à se frayer une place entre la montée en puissance des nouveaux mouvements protestants (pentecôtistes, évangéliques, Armée Céleste) et l'institution stable de l'église catholique (Corten in Corten & Mary, 2000 ; Corten, 2001), le vodou en Haïti commence depuis peu à se construire une place sur la scène publique. Nicolas Vonarx mentionne l'existence d'associations nationales de défense du vodou en relation avec des sanctuaires où des rituels s’appuient sur des savoirs diffusés dans la littérature, notamment ethnographique. Il parle d'un vodou urbain, réafricanisé et transnational (2005:211). Les récents travaux de Dimitri Béchacq mentionnent qu'« après la dépénalisation du vodou par la Constitution de 1987 et depuis la moitié des années 1990, se développe en Haïti une institutionnalisation du vodou. Peu après le retour d'exil d'Aristide en 1994 fut créé le BRAV, le Bureau de Ralliement et d'Appui aux Vodouisants, avec à sa tête sa femme, Euvonie Auguste, qui représentait alors dans le milieu vodou l'ancien prêtre catholique devenu président. Cette tendance à l'institutionnalisation continua avec la multiplication d'organismes aux ramifications obscures notamment dans leurs liens avec le Ministère des Cultes (Bureau du Vodou, Église vodou d'Haïti, FENAVO, CONAVO, etc). » (2008:55). Par le processus de transnationalisation que connaît le vodou, ces enjeux étaient directement transposés à Montréal.
Les « funérailles symboliques » de Montréal étant organisées par les membres de l'Église Vodou d'Haïti, il est possible de voir dans cette cérémonie mortuaire l'expression d'un caractère public et officiel du vodou qui a du mal à exister en Haïti. C'est ce qui apparaît dans le discours de Jules André lorsqu'il dit que son groupe souhaitait faire « une cérémonie religieuse, sociale, qui a la même valeur sur le plan civil que les autres professions de foi acceptées en Haïti ».
Car, pour ce groupe religieux, le fait de pouvoir organiser des baptêmes, des mariages et des enterrements serait la preuve de leur égalité avec les cultes chrétiens et marquerait la fin de l'oppression exercée à l'encontre du vodou dans la société haïtienne. Etait également mentionnée la volonté d'obtenir une reconnaissance du vodou en tant que religion. Cela signifie, lorsqu'on situe ce discours dans le contexte religieux haïtien, que le vodou devrait prendre une part plus active dans la société dans des domaines comme l'éducation, la santé ou l'aide sociale, de manière identique aux églises chrétiennes en Haïti (Corten, 2001). L'Église Vodou d'Haïti utilisa donc cette cérémonie pour opérer un déplacement des luttes inter-religieuses du contexte haïtien au contexte montréalais.
B. Institutionnalisation et afrocentrisme.
Certaines parties de cette cérémonie mettaient en jeu, directement ou indirectement, les rivalités existant entre les différents groupes de pratiquants au sein même du vodou, mais également celles qui résident entre le vodou et les autres cultes. De ce fait, cette cérémonie mobilisait l'ensemble des pratiquants vodou, en tentant de les amener à adhérer à l'Église Vodou d'Haïti, association censée dépasser les clivages entre groupes de pratiquants et seul moyen de contrer la menace des autres cultes. Le déroulement même du rituel, par la gestion de l'espace et des temps de paroles, le rapprochait davantage d'une liturgie catholique ou protestante que d'une cérémonie vodou, ce qui doit être compris comme une mise en concurrence avec ces cultes. En se référant à l'idée d'un « mimétisme stratégique » (Jaffrelot, cité dans Bastian, Champion & Rousselet, 2001:278), cette nouvelle forme liturgique s'inspire des rituels chrétiens et l'applique au vodou pour rivaliser avec ces religions. Par exemple, le discours de Jules André occupait une place considérable par rapport à la durée de la cérémonie alors que cette gestion de la parole est inexistante dans les cérémonies de pratiquants extérieurs à l’Église Vodou d'Haïti.
Par ailleurs, les responsables de l'Église Vodou, surtout Mirna, Bob et Jules André, produisaient un discours dans lequel ils promouvaient le vodou réafricanisé pratiqué par les membres de leur association. Lors d'un entretien avec Bob et Mirna(13), ceux-ci m'expliquèrent qu'ils voulaient rendre le vodou plus « spirituel », autrement dit moins utilitaire et plus doctrinal, avec des cérémonies plus courtes, accueillant moins de gens, mais plus fréquentes. Selon eux, le vodou n'était plus pratiqué par les jeunes générations et leur initiative permettait une transmission assurant le maintien de la « tradition ». L'institutionnalisation était censée renforcer le vodou face à la menace que représentaient les autres religions (notamment les courants néo-protestants) et produire une communauté de croyants plus structurée. Elle présentait également la possibilité pour une reconnaissance officielle du vodou à Montréal. Cela se retrouve dans un texte (14) écrit par Jules André pour la promotion de l'Église Vodou d'Haïti dans lequel il cite le livre (15) de référence de cette association religieuse, le Livre Sacré du Vodou :
« N’étant pas doté de matières à discuter (« les « vodouisants ») vivent dans le livre des autres, le rituel des autres, et les temps des autres. Entre temps, le livre des autres les a trahis, le rituel des autres les a exclus, les temps des forts leur sont interdits». Donc « il nage dans un lendemain sans fin. Les éléments desquels il dépend sont minces. La morale qu’il pratique est boiteuse. L’enseignement qu’il prône est flou. D’où la nécessité de bâtir le futur du vodou sur des bases institutionnelles, pouvant conduire la communauté vodou sur le sentier de la lumière, de la connaissance, de la vérité et de sa libération » Livre Sacré du Vodou ».
Le même processus de réafricanisation institutionnalisée est mentionné par Stefania Capone lorsqu'elle explique que « les cultes afro-brésiliens, et notamment le candomblé, sont caractérisés de nos jours par un mouvement général de retour aux racines africaines et de purification de toute influence occidentale. Ce mouvement prend de plus en plus les caractéristiques d'un processus de réafricanisation. On essaie ainsi de revenir à une pureté originelle, à une Afrique mythique et légitimatrice qui s'inscrit dans un modèle de tradition identifié à la culture des Yoruba du Nigeria. » (Capone, 2000). Il est d'ailleurs intéressant de constater que le texte de Jules André se focalise principalement sur les Yoruba, en recourant aux travaux de Frobénius, et en délaissant l'affiliation Fon (16). Ainsi, en usant d'une vision essentialiste de « l'Africain », comme un homme davantage spirituel que rationnel, et de l'Afrique, en tant qu'origine de la civilisation, ce groupe reproduit les thèses évolutionnistes comme celles de Gobineau (Capone, 2005b:261). Lorsqu'elle est mentionnée, l’Afrique est présentée comme une unité homogène (raciale et culturelle) et ses habitants sont considérés comme premiers (17). Cela se retrouve lorsque Jules André associe le début de la pratique du vodou à la « civilisation pharaonique ». Cette conception de l'Afrique semble être directement inspirée des courants afrocentristes américains.
Comme l'explique Pauline Guedj (2009), il existe deux tendances principales dégagées par les études sur l'afrocentrisme étasunien : l'une modérée qui valorise l'Afrique et « sa culture », et une branche plus fondamentaliste « parfois ouvertement raciste et cherchant à prouver par divers moyens la supériorité de la « race » noire sur la blanche » (Guedj, 2009:18). Bien qu'ils ne fassent pas référence directement aux auteurs étasuniens pendant la cérémonie, les membres de l'Église Vodou d'Haïti se réfèrent dans leurs écrits (18) à des auteurs qui sont également présents chez ses derniers : Cheik Anta Diop (Guedj, 2003; 2009), Frobénius (Capone, 2005b), ou Aimé Césaire. La logique présidant à la mobilisation de ces références par les membres de l’Église Vodou d'Haïti est avant tout contextuelle et stratégique et n'est pas orientée par une fidélité aux principes idéologiques des auteurs afrocentristes, la diversité des courants auxquels ces auteurs appartiennent en est bien la preuve.
Mais les arguments principaux de ce groupe consistent plutôt à adapter les conceptions afrocentistes au contexte haïtien, s'appuyant notamment sur un usage mythique de la révolution haïtienne (Béchacq, 2006). Cet argumentaire fait de la pratique du vodou le facteur principal de l'insurrection des esclaves de Saint-Domingue qui mena à l'indépendance de la colonie en 1804. L'origine africaine des esclaves, associée à l'africanité du vodou, est alors mise en avant afin de faire de cet événement historique l'origine d'un combat entre les pratiquants vodou ''africains'' et les pratiquants chrétiens qui auraient abandonné leur ''culture authentique''. En faisant de leur pratique actuelle une version ''purifiée'' du vodou, censée renouer avec le vodou pratiqué avant le processus syncrétique, ces pratiquants mettent en œuvre ce qu'Eric Hobsbawm (1995) appelle la « réinvention de la tradition ». Selon cet auteur, « la particularité des traditions « inventées » tient au fait que leur continuité avec ce passé est largement fictive. [...], ce sont des réponses à de nouvelles situations qui prennent la forme d’une référence à d’anciennes situations, ou qui construisent leur propre passé par une répétition quasi obligatoire » (Hobsbawm, 1995). Cet usage de la référence à un passé réinvesti par des enjeux actuels est utilisé par l'Église Vodou pour légitimer ses modifications rituelles.
Avec la double démarche d'institutionnalisation et de réafricanisation, cette association adopte une stratégie visant à donner plus de poids aux discours des oungan et manbo qui la composent. Lors des « funérailles symboliques », l'accent était mis sur la dépravation de la jeunesse haïtienne imputée à l'influence de la culture occidentale et du christianisme en particulier. Cet argument social et religieux faisait des jeunes haïtiens, peu présents dans la salle, des destinataires important de ce message. Par les injonctions à abandonner les éléments chrétiens qui composaient le vodou, dont la majorité des pratiquants usent, ceux-ci étaient les principales personnes visées.
Par les démarches d'institutionnalisation, les revendications de l'Église Vodou d'Haïti positionnent en destinataires le gouvernement québécois ou, tout au moins, les représentants administratifs de la ville de Montréal. Cette mise en forme du discours par l'association religieuse indique sa volonté d'accroitre son influence et donc, à la fois, d'étendre le nombre de ses membres, mais aussi d'acquérir une légitimité aux yeux des pouvoirs publics. Autant les arguments portant sur la réafricanisation que la recherche d'une reconnaissance auprès de non-pratiquants peuvent conférer à cette association une légitimité pour ses adhérents. En effet, la recherche d'une reconnaissance officielle est un argument qui a un sens profond pour les pratiquants, car ce sont des associations vodou, auxquelles les responsables de l'Église Vodou d'Haïti appartiennent, qui ont permis à ce culte d'être officiellement considéré comme une religion en Haïti en 2003 lors de la présidence de Jean-Bertrand Aristide (Béchacq, 2008:55), ce que le texte de Jules André ne manque pas de rappeler.
Enfin, à l'occasion des « funérailles symboliques », l'Église Vodou s'était associée à une autre association, Vilokan, afin de créer une nouvelle entité : MIREVOHQCA, signifiant MIssion REligieuse du VOdou Haïtien au Québec et au CAnada. Ce titre révèle bien les intentions de reconnaissance par les tentatives de visibilité que ce groupe met en œuvre. Le terme « mission religieuse » dénote leur volonté de s'organiser de manière formelle afin de produire un discours unifié rassemblant un nombre important de pratiquants dont l'adhésion serait issue d'un certain prosélytisme.
C. Un nouveau mode d'affiliation religieuse.
Il est nécessaire de souligner que cette cérémonie n'attira pas autant de personnes que les cérémonies régulières en rassemblent à l’accoutumée. Organisées au domicile de oungan ou de manbo, celles-ci ont pour but le culte périodique des principaux lwa et sont l'occasion pour les pratiquants de recevoir les conseils et aides de leurs entités protectrices. Ce point est d'autant plus important que les initiatives prosélytes de l’Église Vodou d'Haïti concernent une part plus large de la communauté haïtienne que les autres cérémonies vodou, centrées sur un groupe restreint de pratiquants. Faudrait-il voir dans la faible fréquentation de cet événement une expression du désaccord des pratiquants vodou par rapport aux réaménagements rituels et idéologiques de l'Église Vodou d'Haïti? C'est le parti que je prends pour analyser les modes d'affiliation religieuse en jeux dans ces « funérailles symboliques ».
Les groupes religieux formés par les pratiquants vodou sont appelés sosiete et constituent des familles initiatiques au sein desquelles les initiateurs sont considérés comme des ''parents'' et les initiés, comme des « enfants »(19). Au sein de ces sosiete, les membres doivent se porter assistance et les aînés ont certains droits sur leurs subordonnés. Mais, n'étant constitué que par des relations directes d'interconnaissance, ce mode d'affiliation commun à l'ensemble du vodou laisse une relative liberté aux membres, notamment par la possibilité de négociation.
En considérant la manière dont l'Église Vodou d'Haïti cherche à produire de l'adhésion par la mobilisation de discours identitaires, il apparaît que le mode d'affiliation religieuse mis en place diffère significativement de celui que présentent les sosiete. La réticence des pratiquants vodou à participer aux activités de l'Église Vodou d'Haïti s'expliquerait par la rigidité des discours identitaires de cette association. L'univocité des références afrocentristes mises en opposition avec le christianisme n'est pas acceptée par les pratiquants qui s'investissent déjà dans un vodou reposant sur un syncrétisme ancien. Enfin, le processus d'institutionnalisation du vodou que l'Église Vodou d'Haïti souhaite instaurer par l'établissement d'un clergé, d'un livre unique et d'une prépondérance d'un dieu unique (Olohoum) sur les lwa produit un mode d'affiliation religieuse se démarquant des sosiete dans la mesure où il s'instaure une relation moins directe entre les pratiquants et les supérieurs hiérarchiques.
Ces derniers disposent alors d'un statut plus distant par rapport aux membres, en comparaison des relations hiérarchiques existant des les sosiete, dont ils usent pour acquérir une place dans l'espace publique. Les responsables de l'Église Vodou d'Haïti ont, en effet, la volonté de représenter à la fois la communauté haïtienne de Montréal, les pratiquants vodou et, finalement, tous les Haïtiens, par la mobilisation du mythe nationaliste de la cérémonie du Bois-Caïman. Cette démarche de représentation des groupes est d'autant plus étrangère au fonctionnement des sosiete que celles-ci n'ont pas de telles démarches, leurs activités étant surtout dirigées vers la pratique du vodou, sans qu'il n'y ait de recherche de visibilité dans l'espace public. Il y a donc ici deux logiques d'organisation religieuse qui se confrontent et chacune d'elle offre une gestion des rapports hiérarchiques différente.
Le refus de la forme d'organisation religieuse proposée par l'Église Vodou d'Haïti pourrait finalement être mis en relation avec la théorie de Christine Chivallon sur l'investissement des modèles identitaires par les membres des communautés diasporiques afro-caribéennes. Cette auteure soutient que « ce qui prime, ce n'est pas la permanence de la communauté, mais la recherche d'un ordre communautaire le moins contraignant possible, apte à générer le lien social sans l'enserrer. Un tel édifice social se réalise au travers de cette démultiplication non hiérarchisée des segments communautaires qui fait que le choix est toujours possible entre différentes options collectives, qu'elles soient ou non empreintes de traditions plus ou moins « sédimentées ». » (Chivallon, 2004:231). Le contrôle que les chefs de culte de l'Église Vodou d'Haïti veulent opérer sur les membres potentiels de leur association, nécessitant l'acceptation de leur vodou réafricanisé, serait un mode d'affiliation religieuse plus contraignant que l'organisation en sosiete. Un cadre de pratique du vodou reposant sur des relations hiérarchiques plus souples et plus directes serait alors privilégié par les pratiquants, ceux-ci exprimant leur désaccord par leur faible fréquentation de l'Église Vodou d'Haïti.
Conclusion
La cérémonie dont il a été question permet de saisir la complexité des enjeux amenés par les références à l'Afrique mobilisées par le groupe qui l'organisait. La notion de ginen est, pour une part, utilisée de manière analogue à d'autres cérémonies vodou, mais elle est également chargée d'un sens particulier, orienté vers des conceptions afrocentristes. L'imaginaire de l'Afrique présent dans cette version réafricanisée du vodou joue le rôle d'une caution d'authenticité et de support identitaire légitimant le processus d'institutionnalisation que le groupe religieux tente d'instaurer.
L'image d'un peuple d'origine africaine se libérant, par le vodou, de la domination coloniale évoquée dans sa seule dimension religieuse (chrétienne) est mise en parallèle avec la situation d'exclusion sociale de la communauté haïtienne de Montréal, pour laquelle le vodou est présenté comme unique voie d'émancipation. La réduction des processus de domination passés et présents à leur seule dimension religieuse révèle le caractère instrumental des références à l'Afrique dans cette cérémonie, c'est-à-dire le potentiel légitimant de ces conceptions accompagnant les innovations hiérarchiques générées par l'Église Vodou d'Haïti.
La question de la production d'un nouveau mode d'affiliation religieuse et de sa réception par les pratiquants vodou de Montréal est donc, dans ce cas précis, intimement liée aux imaginaires de l'Afrique mobilisés. La notion de ginen, familière à tous les pratiquants, sert de socle aux discours afrocentristes. Mais la faible participation des pratiquants vodou laisse penser que ces innovations identitaires sont assez mal perçues par ces derniers. Cette interprétation peut faire penser que les pratiquants vodou de Montréal seraient peu intéressés par un cadre de pratique aux frontières fixes et explicites au sein d'un groupe religieux sur lequel ils n'auraient que peu de prise. En revanche, ils seraient davantage attirés que par une possibilité de pratique moins contraignante et moins rigide dans des groupes de plus petite envergure, où la négociation est possible. Le statut de représentants de collectifs étendus que cherche à occuper l'Église Vodou d'Haïti ne serait donc pas suffisamment opérant pour susciter l'adhésion à leur doctrine afrocentriste et leur association religieuse auprès d'un grand nombre de fidèles. Cependant, ces initiatives ne datant que de quelques années, ce processus en est à son début à Montréal. Ce groupe cherchant à multiplier ses initiatives, il est alors possible de penser que la question de l'exclusion d'une partie de la communauté posée en termes religieux va de plus en plus se poser dans l'espace public québécois.
Notes de bas de page
(1) Prononcer « guinin ».
(2) Ce terrain ethnographique se déroula de mars à juin 2009 et de février à avril 2010.
(3) Monique, par exemple, explique que « c'est une communauté qui a subi du racisme, qui a été stigmatisée, à plusieurs reprises, [et] qui n'est pas forte économiquement ». Cette pratiquante vodou, arrivée à vingt ans au Canada, travaille dans l'aide sociale au sein d'un organisme culturel haïtien de Montréal. Entretien du 20 avril 2009.
(4) Traduction personnelle de l'anglais, citation originale : « Social suffering results from what political, economic, and institutional power does to people and, reciprocally, from how these forms of power themselves influence responses to social problems ».
(5) Terme désignant les « prêtresses » vodou, les officiants masculins sont appelés oungan
(6) Ce lieu tire son nom d'une expression populaire servant à désigner Haïti comme étant « la perle des Antilles ».
(7) Entités surnaturelles aux caractéristiques très différenciées classées par « familles ». Par exemple, les lwa Rada ont tous en commun le fait d'être pacifiques et calmes, et ont pour couleur rituelle le blanc. D'autres familles existent : Petro, Nago, Kongo, Ibo, Gede…
(8) Il s'agissait de Legba, Loko, Ayizan, Danbala, Agwe Taroyo, Erzuli Dantò, Erzuli Freda, Kouzen Zaka, « Ogoun », Simbi et Baron Samdi. Ces lwa sont les plus couramment sollicités lors des cérémonies.
(9) Citation originale : « from up there to down there, in Ginen they hear. »
(10) ZANTRAY ( signifiant « entrailles » et ZANfan TRadisyon Aysyèn, c'est-à-dire « enfants de la tradition haïtienne ») fut une des premières associations de défense et de représentation du vodou créée en Haïti.
(11) Autant dans les milieux intellectuels que populaires haïtiens, la cérémonie du Bois-Caïman est considérée comme le rituel vodou qui engagea les esclaves à mener une révolution contre les colons français. Elle aurait eu lieu dans la nuit du 13 au 14 août 1791 (Hurbon, 2000).
(12) Ce temple se situe chez Mirna et accueille des cérémonies comportant les modifications rituelles prônées par l’Église Vodou d'Haïti.
(13) Le 21 mars 2009.
(14) Il s'agit d'un texte d'une trentaine de pages non publié que Jules André me transmit par e-mail. Il est intitulé Comment comprendre le vodou Ayisyen.
(15) C'est le Livre Sacré du Vodou écrit par le collectif de oungan et de manbo qui créa l'Église Vodou d'Haïti avec, à leur tête, Wesner Morency.
(16) Groupe culturel ouest-africain dont l'influence aurait été prédominante en Haïti, notamment par ses apports linguistiques (Métraux, 1958).
(17) Notion ambiguë elle peut autant connoter une supériorité qu'une infériorité. Notion ambiguë elle peut autant connoter une supériorité qu'une infériorité.
(18) Notamment le Livre Sacré du Vodou et Comment comprendre le vodou Ayisyen.
(19) Un initié nomme son initiateur « papa-lwa » ou « manman-lwa » , selon le sexe de celui-ci.
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Pour citer cet article:
Munier Hadrien, "Les usages des références à l'Afrique dans le vodou haïtien à Montréal", RITA n°5: décembre 2011, (en ligne), mis en ligne le 20 décembre 2011. Disponible en ligne http://www.revue-rita.com/dossier/les-usages-des-references-a-lafrique-dans-le-vodou-haitien-a-montreal.html