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    Périphéries culturelles dans les Amériques
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Autonomies et marges : regard sur les alternatives culturelles et politiques au Pérou à travers un documentaire

Autonomías y márgenes : enfoque sobre las alternativas culturales y políticas en el Perú a traves de un documental

 

Résumé
En partant d’un travail documentaire cet article se centre sur les luttes sociales et l’organisation populaire au Pérou. Il y est question de périphéries géographiques (les différents quartiers de Lima, les régions dites « excentrées » du pays) mais aussi sociales (un contexte et des luttes propres à ces lieux) et culturelles (les alternatives d’organisation, d’éducation mais aussi de production et de diffusion artistique). L’art, envisagé ici comme un vecteur de transformation politique par les artistes et activistes de la contre-culture (rappeurs, graffeurs, circassiens, photographes, créateurs de fanzine), permet à tous ces collectifs de développer des pratiques rendues invisibles dans la société et maintenues hors du champ des médias traditionnels. L’ébullition de ces derrières années au Pérou permet de voir émerger la construction d’un discours et d’une activité autonome à l’extérieur des structures et circuits institutionnels ou officiels.         

Mots clefs : Contre-culture ; Hip-Hop militant ; Quartiers périphériques ; Luttes socio-environnementales ; Education populaire ; Lima, Pérou ; Cinéma documentaire.

Resumen
Basándose en un trabajo documental y en una reflexión entorno a su proceso de creación y realización, este artículo se enfoca en las luchas sociales y la organización popular en el Perú. Se trata aquí de periferias geográficas (los barrios de Lima y las regiones del país), de márgenes sociales (un contexto y unas luchas propias de aquellos territorios) y culturales (las alternativas de organización, de educación pero también de producción y difusión artística). El arte abarcado como una herramienta de transformación política por los artistas y activistas de la contra-cultura (raperos, grafiteros, circenses, fotógrafos, creadores de fanzines) permite a todos estos colectivos desarrollar prácticas invisibles en la sociedad y mantenidas fuera del marco de los medios de comunicación tradicionales. La ebullición de estos últimos años en el Perú permite observar la emergencia de un discurso y una actividad autónoma fuera de las estructuras y circuitos institucionales u oficiales.   

Palabras claves: Contra-cultura; Hip-hop organizado; Barrios periféricos ; Luchas socio-ambientales; Educación popular; Lima, Perú ; Cine documental.

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Pablo Malek

Réalisateur du documentaire "Protestas, propuestas y procesos"

 

Autonomies et marges : les alternatives culturelles et politiques au Pérou

 

Introduction

          Le documentaire, un genre périphérique au sein de l’industrie et de la production cinématographique, connaît depuis les années 2000 une démocratisation quant à l’accès aux moyens de réalisation qui permet à de nouvelles voix marginales de la société pas ou peu visibles jusqu’alors de prendre la parole elles-mêmes. On observe donc depuis 2010 une fulgurante augmentation de la production et de la diffusion via les nouvelles plateformes de streaming sur internet de projets de non-fiction autofinancés. Des documentaires indépendants de différentes durées, souvent à visée plus informative que cinématographique. C’est dans cette perspective que s’inscrit la réalisation entre 2016 et 2017 du documentaire Protestas, propuestas y procesos : Resistencia y solidaridad contra-cultural, Lima-Perú une initiative autoproduite qui propose de mettre en regard différentes initiatives socio-culturelles et certains conflits politiques au Pérou entre les années 2000 et 2015. Cette période fut marquée par la reconstruction du tissu social associatif et militant après près de dix ans de régime autoritaire, entre l’auto-golpe d’Alberto Fujimori en 1992 et son départ en 2000. Ce documentaire fait entendre et donne à voir des discours et postures marginalisés et maintenus à l’écart des circuits de diffusion et des médias traditionnels. La mouvance contre-culturelle se construit par définition à la marge et en opposition à une culture ou un discours dominants. Au Pérou comme ailleurs elle s’oppose à une conception de l’art qu’elle considère comme proche du divertissement et à son utilisation à des fins mercantiles en défendant l’idée de l’art comme outil de transformation sociale et de résistance politique. À Lima, ces pratiques sont souvent liées de multiples façons à des conflits qui ont lieu dans des zones appelées provincias, regiones, interior del país, par opposition à la capitale, centre de pouvoir et de décisions qui concentre un tiers des habitants du Pérou. Dans un pays caractérisé par de puissants clivages géographiques et socio-économiques, elles s'efforcent ainsi de construire une solidarité territoriale, d'œuvrer à la constitution d'un réseau de contre-pouvoirs au niveau national.
Le choix des collectifs traités et des interlocuteurs s’est opéré autour de deux principaux critères : l’autonomie vis-à-vis des pouvoirs publics ou institutions privées, d'une part. Et d'autre part, la combinaison d’une pratique culturelle ou artistique et d’une activité socio-politique concrète qui accompagne ce discours engagé.   
En considérant l’espace documentaire comme un lieu qui permet de libérer une parole alternative, ce sont ceux-là mêmes qui ont généralement le monopole de la parole qui en sont privés puisque la volonté est de rendre visible des zones (géographiques et théoriques) habituellement en marge et à la périphérie de ce qui est filmé et diffusé au cinéma ou à la télévision. L’histoire contemporaine du pays n’est racontée dans le documentaire que par ces voix qui émanent de l’envers du décor en proposant une approche chronologique alternative à l’officielle.

I. Les périphéries géographiques   

          A. Des quartiers périphériques

     Centré sur la ville de Lima, Protestas, propuestas y procesos se focalise sur les espaces extérieurs de la capitale péruvienne en proposant une cartographie des initiatives qui s’y développent. Des districts comme El Agustino, Comas, San Juan de Lurigancho, Villa el Salvador – appelés los conos de Lima en opposition au centre historique de la ville et eux-mêmes composés d’une multitude de quartiers – sont situés à plusieurs heures de transport les uns des autres. Historiquement, ces quartiers sont le résultat des invasiones : vagues successives de migrations de populations venues de zones géographiques périphériques du pays pour s’installer dans les espaces périphériques de la capitale et y implanter de nouveaux quartiers qui deviendront de réels districts administratifs. C’est dans ces quartiers, presque des micro-villes dans la ville, que se sont créés ces dernières années des collectifs autonomes à l’initiative des habitants eux-mêmes. La nécessité d’une auto-organisation des jeunes qui grandissent et évoluent dans ces lieux afin d’y développer des espaces d’échange, de culture et de transmission met en exergue une discrimination spatiale au sein de la ville de Lima et un abandon économique, politique et social des pouvoirs publics dans ces espaces. Le centre historique, à l’inverse, est perçu par les collectifs interrogés comme un point de rassemblement pour les mobilisations politiques où l’appropriation de l’espace public est un vrai défi. En cause : la dynamique de muséification de la vieille ville coloniale et de son patrimoine historique ainsi que la marchandisation qui en découle. Le centre historique de Lima tend ainsi à se transformer en un espace essentiellement destiné à la circulation et à la consommation, un lieu hyper contrôlé qui est devenu le terrain de jeu des investisseurs privés et autres spéculateurs immobiliers.

Plusieurs séquences du documentaire illustrent ce contexte et cette frontière géographique au sein de la ville : 
- L’effacement des fresques murales réalisées par des artistes entre 2010 et 2014 dans les rues de Lima par ordre du maire Luis Castañeda prétextant le risque pour la ville de perdre sa classification au patrimoine mondial de l’UNESCO.               
- El muro de la vergüenza, le mur de la honte, qui sépare sur plusieurs kilomètres les deux versants d’une montagne et matérialise ainsi une frontière concrète entre un quartier riche et un quartier pauvre.          
-L’évacuation en 2016 du Boulevard de la Cultura point de vente historique de livres -piratés où non- situé au cœur du Jirón Quilca, une rue emblématique de la Lima alternative et underground        

Les périphéries directes du centre ville, avec des districts comme le Rímac ou le quartier de Barrios Altos, subissent aussi un phénomène de gentrification et d’exclusion visant à éloigner les populations moins aisées, processus dont témoignent deux cas évoqués dans le documentaire :
- Le refus des successives gestions municipales de venir en aide à la communauté amazonienne de Cantagallo implantée dans des conditions précaires aux portes du centre-ville. Situation de précarité qui abouti en 2016 à un dramatique incendie qui finira de ravager l’intégralité du quartier.       

- L’expulsion en 2012 des stands du marché grossiste La Parada suite à une décision municipale visant la disparition définitive de ce lieu de commerce emblématique de ce quartier du district de La Victoria également source de revenus pour des milliers de familles liméniennes.
La rénovation urbaine et les nouveaux projets frappent également de plein fouet la ville voisine du Callao qui possède le statut administratif de province constitutionnelle et abrite l’aéroport international. Souvent considéré comme une extension de Lima, le Callao voit sa culture urbaine se développer en parallèle et en autonomie vis-à-vis de la capitale, notamment grâce au travail de terrain de la Comunidad Callao Underground. Ce collectif très structuré s’oppose frontalement au processus de gentrification initié dans la ville et pointe l’entreprise FUGAZ comme l’une des responsables de la hausse du coût de la vie dans la zone dite Monumental tout en servant de façade culturelle à des projets immobiliers excluants.

          B. Des conflits périphériques

Le documentaire présente un pays dans lequel la solidarité s’articule depuis la capitale vers d’autres territoires périphériques du pays et les conflits qui les agitent. La relation entre le centre et les périphéries au sein de la capitale nous amène donc à élargir la perspective et à questionner le centralisme caractéristique de l’organisation politique, administrative et économique de ce pays. Les épisodes qui jalonnent la narration du documentaire ont majoritairement eu lieu dans des régions de l’intérieur du pays éloignées de la côte et de la capitale: l’Amazonie (Bagua en 2009, Pichanaki en 2014), les Andes (Cajamarca au nord en 2012, Valle del Tambo au sud en 2015). Le documentaire fait chronologiquement le point sur ces quelques cas de conflits socio-environnementaux. L’idée revendiquée et assumée par les activistes résidants à Lima consiste à mettre en place depuis ce centre de décision et de pouvoir politique, économique et médiatique une solidarité qui permette de donner de la visibilité à ces luttes à l’échelle nationale. La Marcha por el agua contre le mégaprojet minier CONGA dans le nord du pays en 2012 en est la démonstration au travers d’une marche partie des lacs dans les hauteurs de Celendín jusqu'à la capitale. Dans le cadre d’une longue période de mobilisation nationale les défenseurs des lacs et syndicats paysans seront reçus et accueillis par des lieux de la contre-culture à Lima comme la Casa Pocofloro ou le centre social El Averno pour des évènements informatifs et des soirées de soutien.          

Certains membres des collectifs liméniens tissent des liens forts avec ces territoires isolés médiatiquement. La majorité des street artists, rappeurs et militants de Lima ont reçu leurs homologues d’autres régions et se sont également rendus sur place pour travailler conjointement avec les collectifs de ces villes pour des activités autogérées. Ce réseau de contre-pouvoirs à l’échelle nationale rend concrète l’idée, souvent mentionnée en entretien, de « décentralisation » de la culture et des luttes.

Ces marques de solidarité sont contrastées dans le documentaire par des exemples de la teneur du discours dominant sur les peuples et défenseurs de ces zones naturelles affectées par le modèle extractiviste néolibéral : Les propos du président Alan García pendant le conflit à Bagua démontrent à quel point les peuples autochtones et leurs valeurs sont pointés du doigt par le gouvernement comme étant des pratiques et des croyances rétrogrades qui sont autant de freins au développement économique et au supposé progrès du pays. Par ailleurs les vestiges des cultures et traditions précolombiennes sont utilisés par le gouvernement comme un atout patrimonial et une fierté nationale dans une perspective mercantile d’attractivité touristique. Comme le dénonce le rappeur Fakir, « le patriotisme est une arnaque s’ils sont fiers des Incas mais tuent par balle les peuples indigènes ». Les rappeurs rappellent en entretien et dans leurs textes que malgré le nouvel essor  international de la gastronomie péruvienne, l’effervescence touristique et les investissement étrangers que connaît le Pérou actuellement, le taux d’alphabétisation reste bas, la malnutrition infantile perdure et que la manne économique générée par ces secteurs ne profite pas à tous et n’est pas réinvestie dans le bien-être des habitants des régions qui connaissent une affluence touristique.          

II. Les périphéries sociales et culturelles

          A. Des réseaux périphériques

          La contre-culture liménienne se munit également d’un bras médiatique : d’abord par l’élaboration de fanzines de contre-information, puis par l’usage d’autres outils avec la création de canaux audiovisuels alternatifs qui se développent sur internet. Ceux-ci se fédèrent en particulier en 2014 dans le cadre des manifestations d’opposition au projet d'une loi sur le régime de travail des jeunes. La confiance s’établit dès  lors entre le Bloque Hip Hop –qui refuse par ailleurs de s’exprimer par voie de presse - avec les médias activistes tels que Guerrilla Audiovisual ou Radio Bomba qui se sont illustrés en 2014 par un sérieux travail journalistique de terrain en rendant public un conflit lié à l’exploitation pétrolière dans la région de Pichanaki. Ce conflit fut initialement couvert exclusivement par ces activistes médiatiques qui démontrèrent par des vidéos et des enregistrements in situ  l’usage d’armes létales par la police pourtant démenti dans tous les médias officiels par le ministre de l’intérieur de l’époque. Les vidéos et le travail sur les réseaux de ces collectifs ont permis de contredire la version officielle et ont obligé le ministre à revenir sur ses déclarations et à présenter des excuses publiques admettant ainsi que les policiers avaient tiré dans la foule des manifestants à balles réelles, tuant une personne et en blessant d’autres. Les collectifs de photographes comme MaldeOjo ou pluridisciplinaires comme Espacio Abierto deviennent donc des interlocuteurs de référence concernant la couverture des manifestations et des évènements culturels à Lima et dans les zones du Pérou en lutte.  

L’avènement du rap engagé des années 2010 coïncide avec la création par le ministère du commerce extérieur et du tourisme en partenariat avec des entreprises privées de l’agence  PROMPERU et de sa vitrine, la Marca Perú, pour diffuser et faire la promotion d’une certaine image du pays et de ses ressources et de sa culture à l’international. En réaction à cette tendance un réseau artistique se fédère et s’attache à critiquer ce modèle et cette marque de différentes manières. Par exemple, le refus du groupe Comité Pokofló de s’associer à cette image de carte postale promue par l’État s’exprime par un boycott des initiatives culturelles portant ce label et se trouve  revendiquée dans le refrain aux allures de contre-slogan publicitaire « Mon Pérou n’est pas une marque ». D’autres artistes visuels s’amuseront à détourner et parodier le logo de cette marque aujourd’hui très implantée et identifiable par l’ensemble des Péruviens comme un symbole de l’ouverture du pays au monde. Pour contrer cette image dite de « carte postale » des cultures ancestrales du Pérou il existe aussi d’autres rappeurs et rappeuses en langues natives (quechua, aymara, shipibo-konibo, ashaninka). Ces artistes utilisent la poésie orale et les rimes pour revendiquer l’héritage linguistique, culturel et social de leurs ancêtres mais aussi pour actualiser cet héritage et le mettre en lien avec la situation actuelle de ces peuples. Face au mépris des classes dominantes et des médias il est intéressant de remarquer que les rappeurs et streets artists péruviens, tout en employant une culture et un medium urbain importé des Etats-Unis se le réapproprient pour en faire – parfois en zone rurale loin de Lima - un outil de transmission et de défense d’une cosmogonie et de valeurs issues des traditions originaires de leur pays.

          B. Le Hip-Hop, une culture périphérique     

Le hip-hop au Pérou reste un mouvement marginal, non monétisé, non rentable commercialement et peu lucratif pour ceux qui le pratiquent en plus d’être communément associé dans l’imaginaire collectif à la délinquance ou à d’autres représentations négatives. Il n’existe pas au Pérou (contrairement à d’autres pays latino-américains) d’industrie musicale propre au rap. Cette absence d’économie officielle a donné naissance à de multiples circuits marginaux de distribution, de diffusion, de promotion musicale et d’organisation d’évènements. Cette activité souterraine est caractérisée par certaines pratiques comme celle dite du carreo très répandue dans les grandes villes du Pérou (Lima, Arequipa, Trujillo, Cuzco). Elle consiste pour les rappeurs et rappeuses à monter dans les transports publics pour partager quelques rimes a cappella ou accompagnées d’un fond instrumental dans le but de diffuser un message (carreo informativo) ou de subvenir à leurs besoins (et dans ce cas-là le carreo peut se convertir en une vraie ressource économique). Les différents évènements organisés dans les quartiers sont également auto-subventionnés financés sur le modèle des évènements pro fondos ou évènements de soutien. La nourriture et/ou la boisson sont donc mises en vente par les organisateurs pour couvrir les éventuels frais générés par l’organisation de l’évènement ou pour collecter des fonds à diverses fins (caisse de lutte, production de matériel informatif ou artistique, déplacement collectif en province, nécessités directes du groupe ou de l’un de ses membres). Le matériel technique servant à sonoriser ces événements est prêté, emprunté ou partagé par des collectifs solidaires entre eux et traverse bien souvent plusieurs quartiers voire la capitale d’un bout à l’autre pour arriver à destination. On retrouve donc bien souvent les même enceintes, consoles et amplificateurs dans les différents micro libre ou micro abierto (moment d’expression libre inhérent à tout évènement rap) organisés tous les week-ends dans la ville.
Les concepts de trabajo comunitario ou organización barrial (néologisme adjectival créé à partir du substantif barrio) par et pour les habitants du quartier sont donc revendiqués et assumés par ces groupes. Leurs événements sont ponctués d’interventions artistiques mais aussi d’ateliers d’éducation populaire à l’attention des plus jeunes : recyclage, cajón (percussion d’origine afro-péruvienne), arts du cirque, danse, rap, graffiti, écriture ou même jardinage. L’organisation de tels moments de convivialité suppose une coordination interne et préalable avec les voisins et un nettoyage du quartier en amont et en aval de la tenue de l’évènement. Ces activités sont l’occasion pour les collectifs organisateurs, comme SMP31 ou Amachaq Pacha à San Martín de Porres, de faire connaître leur travail et de diffuser leur message. Ce fut particulièrement le cas en 2013 pendant les mobilisations contre un projet de loi qui prévoyait de rétablir le service militaire obligatoire pour les jeunes n’ayant pas les moyens d’accéder à des études supérieures. Les universités à Lima étant privées et coûteuses dans leur grande majorité, les jeunes des quartiers populaires étaient les premiers concernés par ce projet et il leur importait de partager cette information et leurs arguments avec d’autres personnes de leur quartier qui pourraient s’en trouver également affectés.
Par ailleurs, les rappeurs interviewés, c’est par exemple le cas du groupe El sonido de la resistencia, expriment un rejet formel et catégorique de la récupération et de l’instrumentalisation de l’art et la culture hip-hop. Ils constatent et déplorent depuis 2015 la participation croissante de certains artistes musicaux ou graphiques anciennement issus de l’underground à des évènements sponsorisés ou organisés par des entreprises commerciales, minières, pétrolières, bancaires ou immobilières ainsi qu’à des meetings électoraux pour certains candidats et partis. Perçue comme une trahison, cette collusion se trouve vivement dénoncée comme une altération du message initial que transmet un rap qui serait contestataire par essence et non un divertissement au service d’intérêts publicitaires ou politiciens.     

III. Des marges politiques

          A. Des postures à la marge

     Ce documentaire ouvre donc un espace de parole où s’expriment des postures peu perceptibles dans le panorama politique péruvien. Cet angle mort idéologique est précisément celui qui est rendu visible ici. La temporalité couverte par le projet documentaire met l’accent sur le quinquennat du président Ollanta Humala entre 2011 et 2016. On observe une évolution et une polarisation des postures politiques entre ces deux dates et de nouveaux choix opérés par les groupes et individus apparaissant dans le documentaire traite.
L’élection d’Humala en 2011 est le fruit, d’une part, d’une campagne électorale axée sur des valeurs progressistes et d’opposition au modèle néolibéral et, d’autre part, d’une volonté massive et populaire d’empêcher le retour au pouvoir du clan Fujimori en la personne de la candidate et fille de l’ancien président, Keiko Fujimori. À l’issue d’une grande  « contre-campagne » populaire fortement marquée par la participation de collectifs issus de mouvements alternatifs alors renaissants, Ollanta Humala accède au pouvoir en 2011. Une écrasante majorité de la gauche, institutionnelle ou non, lui aura apporté son soutien en appelant à voter pour lui face au spectre du retour du fujimorisme. Néanmoins les cinq ans de gouvernement d’Ollanta Humala et ses revirements et contradictions, en rupture brutale avec ses promesses de  « Grande transformation » de son programme de campagne, ont fini d’enterrer l’espérance que beaucoup de militants pouvaient encore placer dans le système électoral. Le virage néolibéral et les méthodes autoritaires de l’ancien militaire l’inscriront de fait dans la continuité directe des pratiques de ses prédécesseurs.

La dernière partie du documentaire met donc en avant une méfiance croissante de la part des acteurs du mouvement activiste contre-culturel péruvien envers le système de démocratie représentative. Ces derniers expriment des doutes quant aux possibilités de changement structurel depuis les urnes. Cette remise en question conduit alors la plupart d’entre eux à rejeter l’ensemble des partis politiques dans un pays où le vote reste obligatoire sous peine d’amende et de suspension des droits civiques. Pour cette même raison, lors de la campagne de 2016, les secteurs de la gauche institutionnelle rencontrèrent des difficultés à fédérer autour de l’idée d’un vote « utile » pour le candidat ultralibéral Pedro Pablo Kuczynski au deuxième tour comme nouvelle figure du mal menor (moindre mal) pour faire de nouveau barrage à la candidate et favorite des sondages Keiko Fujimori. La désillusion des militants se traduira pour les plus modérés par un fort plébiscite du vote blanc et pour les plus radicaux par un refus net de se rendre aux urnes. L’abstention comme moyen de revendiquer la démocratie directe est une donnée nouvelle dans le panorama politique du pays depuis le retour de la démocratie et la période 2011-2016 y aura fortement contribué.          
D’autres sujets marginaux ou peu abordés dans la société sont évoqués dans le documentaire, dont beaucoup sont en lien avec l’émergence de groupes féministes : les revendications des femmes stérilisées de force durant le gouvernement d’Alberto Fujimori dans le cadre d’un programme de réduction de la pauvreté ont gagné en visibilité notamment grâce à certaines performances artistiques de collectifs féministes qui les accompagnent toujours dans leur processus judiciaire. De même, la problématique de la pénalisation de l’avortement est ouvertement questionnée par certains collectifs féministes autonomes qui ont fini par imposer cette question à l’agenda des ONG et autres partis politiques. Ces mêmes activistes et collectifs sont le fer de lance des revendications des droits pour la communauté LGBTIQ et sont très actifs au sein du mouvement populaire international Ni una menos pour s’élever contre les féminicides. Ces groupes ont été créés en marge de ce qu’elles-mêmes dénoncent comme « féminisme bourgeois » ou « ONGero » (néologisme adjectival qui pointe leurs liens avec les ONG). Elles ont su s’affirmer dans le panorama militant ces dernières années face à la recrudescence de féminicides et en réponse à des manifestations orchestrées par le très conservateur groupe de pression con mis hijos no te metas (« touche pas à mes enfants ») qui est en guerre, main dans la main avec l’église catholique et d’influents groupes évangélistes, contre  « l’idéologie du genre ».          
Comme le résume en guise de conclusion l’artiste et activiste Mónica Miros, dernière intervenante du documentaire : dans ce contexte institutionnel mouvementé, la contre-culture continue de s’organiser à la marge ou en réponse à la vie politique et à la réalité sociale du pays sans placer ses espoirs dans le système électoral et ses candidats.     

          B. Des structures d’organisation autonomes

L’auto-organisation apparaît donc comme une vraie (peut-être la seule) alternative possible pour ces acteurs et groupes structurés autour d’initiatives solides dont certaines ont montré leur efficacité sur la durée en s’imposant dans le paysage culturel péruvien :        

- L’Assemblée populaire hip-hop qui réunit chaque année pendant plusieurs jours tous les collectifs de Lima et du Pérou. L’idée est d’y partager le travail et de favoriser la création de nouveaux collectifs. Chaque collectif y présente son bilan et y discute des activités réalisées, des projets à venir mais aussi des problématiques ou des difficultés propres à chaque lieu de vie ainsi que des modalités d’organisation pour répondre aux nécessités propres à chacun des quartiers où ils sont implantés. La question de la place des femmes dans le rap a par exemple pris de l’ampleur d’année en année et est devenu l’un des sujets incontournables de chaque édition. L’assemblée est également l’occasion d’accueillir des rappeurs et activistes des pays voisins. Grâce à cette initiative, Lima fait figure de référence quant aux pratiques du rap engagé en Amérique latine . De manière plus informelle et spontanée, ce sont les mêmes personnes et organisations qui se réunissent en cortège derrière la banderole Bloque Hip Hop quand la conjoncture l’impose.        

- Amapolay, un collectif de graphistes et peintres désormais investi dans la production textile indépendante. Amapolay est à l’initiative depuis 2013 le rendez-vous bi-annuel Feria Perú independiente qui sert de plateforme et de lieu d’échange entre artistes, artisans et producteurs indépendants à Lima.        

- Le festival Nosotras estamos en la calle, reconnu internationalement comme l’un des plus grands rassemblements de femmes artistes en Amérique latine et un exemple d’initiative pérenne issue de la contre-culture.           

- Le festival de théâtre de rue FITECA, rendez-vous annuel incontournable depuis 2001 actif toute l’année au travers d’ateliers de cirque et de création théâtrale dans le quartier de La Balanza à Comas.      

Au sein même des manifestations, on trouve aujourd’hui aux côtés des traditionnels joueurs de siku andins – au son desquels se font les défilés – de nouvelles pratiques comme l’utilisation de pochoirs, la présence d’échasses, de jongleurs, de grandes marionnettes et de nombreux collectifs de batucada qui se sont généralisés entre 2005 (date de la première rencontre entre la contre-culture et les mouvements sociaux) et 2016. On trouvait déjà des pratiques artistiques sous Fujimori (les artistes Alfredo Márquez, Herbert Rodríguez par exemple) souvent en lien avec les syndicats étudiants dans les années qui entourent la mobilisation populaire connue comme la marcha de los cuatro suyos qui causera le départ d’Alberto Fujimori en 2000. C’est les cas des collectifs Los aguaitones, ou la Brigada muralista et du centre culturel El Averno installé dans le centre de Lima entre 1998 et 2012. On constate depuis une normalisation de la présence contre-culturelle en marge des manifestations officielles telles que la cumbre de los pueblos et la COP 21 en 2014. De nombreuses initiatives en perpétuel renouvellement gravitent et s’organisent indépendamment autour de ces évènements. Sur les 15 années qui séparent le départ de Fujimori de la fin du documentaire on observe donc une évolution des postures politiques, mais aussi de nouveaux liens entre les collectifs et des changements dans leur organisation. Certains groupes ont ainsi solidifié leur implantation locale ou nationale. On constate également la disparation parfois définitive, parfois temporaire, de certains collectifs et la reformation d’anciens groupes d’affinités artistiques et politiques. Les médias et moyens de diffusion se sont également multipliés avec des circuits de projection et de diffusion de matériel documentaire, une offre qui se diversifie chaque fois plus en proposant un vaste panel de supports et formats. Les initiatives depuis 2017 ne cessent donc de croître et de se multiplier, élargissant leur champ d’action. Les manifestations qui ont ponctué l’instable mandat électoral initié par Pedro Pablo Kuczynski en sont la preuve. Avant d’être destitué et remplacé, ce dernier accordera d’ailleurs une grâce présidentielle à Alberto Fujimori en 2018, une décision qui soulèvera un vif mouvement de protestation. En 2020 dans le cadre d’un scandale de corruption à grande échelle qui a ouvert la voie à de complexes manœuvres politiciennes visant à son éviction du pouvoir, son successeur Martin Vizcarra est à son tour destitué. A cette occasion les rues de Lima s’emplissent de nouveau pour réclamer un changement constitutionnel profond et une réforme des instances de la démocratie parlementaire au Pérou. Les pratiques militantes et culturelles détaillées dans le documentaire se perpétuent continuent de se consolider dans ce contexte chaotique.

 Conclusion 

     Le défi de synthétiser, condenser et réunir ces informations dans un même travail audiovisuel et de leur donner une cohérence narrative implique des choix qui ont abouti à un documentaire dense de 100 minutes. Sa diffusion s’est faite entre 2016 et 2017 par des circuits alternatifs (réseau de diffusion de la Semana por la soberanía audiovisual), dans des centres sociaux et centres culturels de plusieurs pays où il a généré des débats et des parallèles avec les situations propres à chaque lieu de projection.

Diffusé au Pérou dans le cadre d’une sortie décentralisée dans plusieurs villes et quartiers simultanément, il a permis de rendre visibles au sein même du pays et de Lima des problématiques et propositions jusqu'alors peu ou pas évoquées sur grand écran. Après ces cycles de projections gratuites, le documentaire a été mis en ligne en accès libre, en intégralité  et en versions  sous-titrées portugaise, française et anglaise. Sa circulation en tant que matériel informatif naît d’une volonté de ne pas générer de bénéfices financiers à partir d’une production composée en grande partie d’archives prêtées en toute confiance à des fins non lucratives.
Le résultat final donne un patchwork de conflits (protestas), d’initiatives (propuestas) et de questionnements sur la durée et l’évolution du mouvement (procesos), trois pôles qui pourraient chacun donner lieu à un long-métrage documentaire. L’idée était d'esquisser un premier portrait de cette activité bouillonnante. Il peut être conçu comme un appel à produire davantage sur certains aspects brièvement évoqués ou comme une invitation à la curiosité et à se documenter et s’informer au travers d’autres matériels déjà existants et disponibles en ligne.

Pour citer cet article
Pablo Malek, « Autonomies et marges : les alternatives culturelles et politiques au Pérou »RITA [en ligne], n° 14 : septembre 2021, mis en ligne le 23 septembre 2021. Disponible en ligne: http://www.revue-rita.com/expressions-libres/autonomies-et-marges-les-alternatives-culturelles-et-politiques-au-perou-a-travers-un-documentaire-pablo-malek.html